CRITIQUES DE LIVRES

LES GUIDES ONT LEURS ETOILES
DEMAIN JE VAIS VIVRE
LES TROIS COUPS

par Guy Belzacq

(Aubanel 1958, 1959, 1954).

(Extraits de lettre personnelle de Michel Desorbay - 2/2003)

 

 

Donc j'ai eu beaucoup de plaisir à lire ces deux livres. J'ai pris quelques notes en les lisant, surtout avec "Les guides ont leurs étoiles", et je les reprends, un peu dans le désordre.

Tout d'abord ce livre est très original (l'autre aussi). Original par le milieu humain dans lequel il se vit, par la particularité quelques fois extrême des personnages et par l'écriture. L'auteur a pris des risques en écrivant de cette façon, le risque de ne pas être lu, car à cette époque le classicisme était la règle. (Céline étant l'exception). Pourtant le livre est bien conforme à l'époque, en tant que livre de montagne, par l'omniprésence du drame. Non seulement les trois autrichiens sont expédiés "vite fait" mais tous les autres guides de la vallée sont déja morts ! A noter que dans ces années 50/60, où le souvenir de la guerre est encore tout frais, les victimes sont souvent allemandes ou autrichiennes ! (C'est là une remarque uniquement objective car pour ma part, dans La Paroi, j'en ai aussi descendus quelques uns... mais ils étaient bien de chez nous !).

Le style, souvent surprenant, est très bon, surtout dans le premier tiers. Ensuite - est-ce l'habitude ? - il paraît un peu chargé, les mêmes constructions ou les mêmes formules étant répétées souvent. Mais tout au long il y a des bonnes surprises et des lignes à relire. Dans ce style et aussi dans le regard de l'auteur, la recherche du sens des choses les plus ordinaires, on retrouve une grande influence du Saint Exupéry de Citadelle (voir p.49 : tout le paragraphes sur l'acier p; 104 :"Le plus beau cadeau pour un homme c'est d'offrir un homme" et la suite). A quelques nuances près on pourrait inclure ces textes directement dans Citadelle. Pour en terminer sur le style disons que, sous une simplicité apparente, des idées difficiles à traduire sont superbement exprimées (p.119/120 le dialogue de la mère et du guide sur l'égoisme de l'homme.)

Les personnages sont très bien campés, particulièrement le Vieux (et ce sera le Causeur dans le livre suivant). Son amour de toutes les choses créées est magnifique. Cette connaissance des hommes, de la terre, cette perception par tous les sens, cette science de l'énergie vitale, primordiale, omniprésente en toute matière et toute vie, sont admirables : "les poils de chamois mis sur les pitons pour qu'ils en prennent l'odeur et que la pierre les tiennent mieux.." c'est de l'animisme. (Le mot n'est péjoratif que chez les pharisiens) Le mystère qui entoure ce personnage, sa vie, son origine, est subtil. Une anomalie toutefois dans cet homme. Son mode d'expression dans les passages réfléchis est trop différent de celui qu'il utilise dans les situations ordinaires. Ce lyrisme est incompatible avec sa nature.

Le métier de guide est évidemment glorifié. Frison Roche est battu. Mais le regard sur les conséquences du choix du métier est juste et profond et le dialogue entre la mère et le Vieux est digne d'une anthologie (p. 117/121 déja citées): "Un métier trop terrible qui fait trop de pleurs". L'auteur entre vraiment dans le sujet.

Les autres personnages, si près de la vie, de la terre sont aussi très bons. (La mère qui a une ride de plus chaque fois que son mari rentre de course.)

I1 y a une connaissance remarquable et très bien dite des détails d'une grand course. D'autres auteurs ont cette même connaissance mais rares sont ceux qui savent la transmettre. Rien n'est oublié. C'est vraiment un regard de vérité. Par contre, dans la difficulté, Belzacq fait trop parler le Vieux, lorsqu'il parle en lui même. Dans la grande difficulté il n'y a aucune pensée tout est pris par l'instant. A moins que le Vieux soit encore plus particulier qu'il n'apparaît ... Ceci n'empêche pas que la course est tendue d'une façon extraordinaire (et ne donne pas particulièrement l'envie de la faire en raison de l'importance de ses chutes de pierres, mais ça c'est une affaire de goût.)

En conclusion, ce livre est très fort, très bon. On ne peut pas l'oublier. Et pourtant son auteur est méconnu, sinon inconnu, quoique Ballerini en ait déja fait l'éloge. (I1 le relie à La Paroi en tant qu'oeuvre originale bien que ces deux livres n'aient pas de point commun.)


Demain je vais vivre. Ecrit en 1959, deux ans après le précédent.

Une grande part des remarques précédentes sont applicables à ce second livre. On pense à Ramuz.

La même faculté d'exprimer toute une pensée, tout ce qu'elle contient, par un regard profond, lucide, concentré, voyant tout.

Le livre est très bien construit, très varié. Des pages splendides : la coupe de foin la nuit ... et tant d'autres. I1 est plus près du conte que le premier par la présence de certains personnages un peu idéalisés. Le premier livre est plus facile par son sujet, son déroulement, il est plus classique. Celui-ci est entièrement neuf, il n'a pris sur rien. Il semble que tout est créé : l'histoire, les lieux, les êtres, le style, tout est neuf.

Entre les deux livres j'ai une préférence pour celui-ci, avec toutefois un regret vis-à-vis de la conclusion. Le livre aurait été plus beau si le Causeur était simplement redescendu avec sa campagne et qu'ils se soient aimés sur la moraine ...


Les Trois Coups. Poésie.

Lu simplement quelques strophes (je vais continuer). I1 semble déja que ce livre en tant qu'écriture soit le plus beau

 

(Michel Ballerini : "Le Roman de Montagne" - Arthaud 1973 - pages 173 à 179)

Poésie et psychologie : G. Toulouse, G. Belzacq, ...

S'il est un domaine de la littérature alpine particulièrement pauvre, c'est bien celui de la poésie. Les poèmes sont rares et plus rares encore les réussites, en France tout au moins. Il y a là un phénomène curieux qu'il serait intéressant d'examiner, car on pourrait croire a priori que la montagne est bien faite pour inspirer les poètes. Les monts sont-ils trop grands pour être mis en vers ? Toujours est-il que les meilleurs textes poétiques sont peut-être de courts textes en prose, isolés, enfouis dans les récits.

En 1957, Gilbert Toulouse et Guy Belzacq ont publié deux oeuvres dans lesquelles ils entendent montrer que la poésie est un domaine encore neuf pour la littérature alpine, qu'elle est une nouvelle source d'inspiration possible. Il faut lire l'introduction de Montagne retrouvée où Gilbert Toulouse considère la montagne et l'alpinisme dans une perspective poétique. Constatant que "les remarquables récits sportifs sont morts", l'auteur estime que l'alpinisme est une "fréquentation poétique" et que "ce travail d'exploration poétique de la montagne (...) en est à ses débuts". La littérature alpine doit avoir pour but l'expression de ce rapport poétique entre l'homme et la montagne.

Et Gilbert Toulouse de montrer l'exemple. Montagne retrouvée est un recueil de récits, mais trois textes présentent toutes les caractéristiques de la nouvelle : De sel et de glace, Les chapeaux de la Valpute et L'or de la Parrachée. L'auteur essaie de renouveler trois thèmes, dont deux au moins sont des lieux communs de la littérature alpine : les contrebandiers, la guerre dans la montagne et le mythe de l'or. La transposition poétique de ces thèmes donne un résultat inégal. L'auteur a quelquefois des images peu heureuses, mais il a écrit aussi de beaux passages originaux où la poésie, faite de touches successives, comme des coups de pinceau, a une âpreté qui reflète bien l'univers alpin. Le style dépouillé, heurté, rappelle certains passages de Saison blanche, mais, ici, il s'adapte mieux au sujet : "La pluie s'écoula par pans entiers, et comme si cela n'était pas suffisant, la grêle fit feu. Un éclair : la mitraille; des jurons. Pluie, vent. Un éclair : balles. La troupe ne fuit pas ; elle ne peut pas. Ses pieds sont lourds, les pierres trébuchantes, le chemin incertain"

Les intentions poétiques de Guy Belzacq sont moins avouées que celles de G. Toulouse et Les guides ont leurs étoiles se présente sous une forme qui peut malheureusement prêter à confusion. L'erreur est en effet de considérer cette oeuvre comme un roman alors qu'elle est avant tout un long poème en prose. G. Belzacq a d'abord écrit un recueil de poésies "dont l'étude éclairerait bien des aspects de ses " romans ", car il y chante en particulier sa haine de l'impur où Paul Fort a dit que " s'impose Guy Belzacq à toute âme poétique "". Micheline Morin reconnaît à l'auteur "un sens poétique réel", mais parle surtout des Guides ont leurs étoiles en tant que roman. B. Kempf, dans l'encyclopédie La Montagne, est passé plus encore à côté du sens de l'oeuvre, et c'est dommage, car celle-ci est une tentative, réussie, pour écrire un roman dans un style nouveau.

Il ne faut pas en effet considérer Les guides ont leurs étoiles sous le seul angle romanesque. Il s'agit bien d'un roman dans la mesure où l'auteur raconte une histoire de façon suivie, avec une intrigue et un dénouement, mais il ne s'agit pas exclusivement d'un roman puisque l'auteur emploie un langage poétique. Toutes proportions gardées, le critique se heurte aux mêmes problèmes que pour Jocelyn ; ce sont là des oeuvres qui échappent aux classifications traditionnelles, car elles sont une fusion de deux ou trois genres différents. Belzacq intègre la poésie dans le roman, et il est difficile alors de lui reprocher les "invraisemblances" de son livre. Roman et poésie sont deux domaines qui ont leurs exigences. C'est ainsi qu'il ne faut pas juger les personnages selon le critère de la vraisemblance : il est évident que ce gosse qui grimpe comme les meilleurs guides du moment et qui s'engage dans une grande première avec un vieil homme qu'il connaît à peine, il est évident qu'un tel gosse est inimaginable.; il faut se rendre compte que ces personnages ne sont pas vraiment humains. Le vieux guide est une incarnation d'une sorte d'idéal, celui du guide par excellence. La forme poétique permet d'autre part à l'auteur quelques licences qui lui seraient interdites dans un roman d'une écriture plus traditionnelle : les pensées des personnages, par exemple ces fameuses pensées qui sont la hantise des romanciers parce qu'il est bien connu qu'en montagne, justement, on ne pense à rien : ces pensées peuvent ici librement s'exprimer, car la vraisemblance n'est plus de mise. Et ce guide tombé à la Grande Face et qui avait "la main fermée sur du granit et on l'a enterrée avec : pas moyen de la rouvrir", comment trouver à cette image autre chose qu'une fonction poétique et symbolique ?

Que le lecteur oublie les exigences du réel, qu'il s'abandonne à l'atmosphère du livre et voilà qu'il sentira passer le souffle poétique qui l'anime. Au delà du récit, G. Belzacq a créé un univers d'une grande beauté. Il est vrai, comme l'a remarqué Micheline Morin, que le langage de l'auteur manque parfois de naturel, que ses images ne sont pas toujours venues d'elles mêmes à son esprit, qu'il les a délibérément cherchées, mais il est vrai surtout que le monde qu'il décrit est vu par les yeux d'un poète. La nuit, les arbres, les montagnards ne sont pas le simple reflet de la réalité. G. Belzacq transfigure le monde et crée un univers qui sent bon l'odeur de la montagne, l'odeur des rochers et de la neige, l'odeur des forêts et du vent, l'odeur de la nuit et des aurores : "La nuit était déjà retombée. Elle pendait le long des parois. Les sommets avaient de l'étoffe de jour. Le vieux écouta. Les vallées avaient un flottement de vent." Images inattendues, sensations curieuses. Cet univers poétique débouche sur un univers symbolique. Sentez-vous l'odeur spéciale de la terre aux alentours de la Grande Face ? Avant l'escalade, le vieux vient y planter ses pitons. C'est le rituel qui doit précéder une grande entreprise et qui met lé grimpeur dans un état particulier. Et ces pitons fabriqués par le vieux, qui sont comme "du soleil poli à en perdre le regard et, avec ça, d'un sonore écho du matin", ces pitons ont tout simplement cette pureté qui devrait être celle de l'alpiniste. Conception spirituelle de la montagne, et même mystique.

Ce qu'il y a de plus remarquable peut-être dans cette oeuvre, c'est que Belzacq a su concilier les exigences de la poésie et celles de la technique. L'une et l'autre se fondent ici en un tout harmonieux. L'escalade proprement dite, les manoeuvres de corde, les difficultés de la course sont décrites avec un réalisme qui n'exclut pas la poésie. L'auteur a trouvé de belles images comme ce "deux yeux devant, deux yeux derrière" qui souligne si bien le groupe parfaitement uni que forment les deux membres d'une cordée. Le passage du surplomb est un exemple remarquable : la poésie s'ajoute à la précision des mouvements et le récit est d'une intensité émotionnelle très grande. Micheline Morin pensait peut-être à cet épisode lorsqu'elle écrivait que l'on trouve dans le récit de l'ascension "des pages vivantes et d'un rythme haletant". L'attrait de la montagne sur les alpinistes, la vie des guides et de leurs femmes, leurs clients sont évoqués aussi avec beaucoup de poésie. Toutes les images s'unissent en un monde de sensations, de lumière et de sons qui doit enchanter le lecteur. La montagne une montagne imaginaire, bien sûr, la Grande Face n'échappe pas à cette création poétique : "Tout était aigu comme des grands cris avec le soir sans fin de toutes les faces nord. Puis soudain, curieusement, tout se clarifiait. Tout devenait lisse comme un tronc de cerisier et s'élevait dans une paroi à pic de plus de mille mètres. Droite, encore plus droite que l'imagination peut se la représenter. Impatiente de connaître l'homme." Rares sont les livres où la montagne est l'objet d'une telle création. Celui-ci dégage
en plus une saine atmosphère de montagne et la victoire du vieux et du gosse vient couronner ce roman qui est plus encore un poème, et un message.

Après Les guides ont leurs étoiles, G. Belzacq publiera Demain je vais vivre ! qui relève de la même inspiration. Tandis que la première oeuvre est plutôt un hymne discret au métier de guide, la seconde évoque surtout la moyenne montagne et les montagnards. Elles forment ensemble un très long poème en l'honneur de l'alpe.

Les guides ont leurs étoiles apporte une solution au problème de l'expression littéraire d'une technique.

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Michel BALLERINI

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