CRITIQUES DE LIVRES

MAKALU

 

 

par Jean FRANCO.

Arthaud, Paris, Grenoble.

(Revue " La Montagne" - No 5, 1955)

 

On connaît cette réplique d'un explorateur connu partant pour une Amazonie lointaine "Je reviendrai en décembre pour le premier jeudi libre à Pleyel. "

Une exploration, une conférence filmée, un livre, tel est maintenant le triptyque classique en passe de devenir banal. Mais après un triomphe écrasant au plus difficile des 8000, Jean Franco réussit à ranimer dans son beau récit l'intérêt d'un public qui commençait à se blaser.

Sans inutile effort vers l'humour artificiel auquel tendent les souvenirs sans âme, il nous communique admirablement la joie de ses camarades et l'atmosphère d'euphorie et d'efficacité qui fut celle de son expédition. On sait quels pièges l'orgueil tend aux montagnards jamais, malgré l'ampleur de son succès, Franco ne s'y laisse prendre, et le sommet du Makalu ne lui inspire que des sentiments fraternels, attitude exemplaire si l'on songe qu'en haut de la montagne, le Christ lui-même fut tenté.

On ne peut séparer ce livre de la morale qui se dégage de la réussite de l'expédition, et plus encore que du succès, nous devons nous réjouir de la mentalité qu'il révèle chez nos leaders.

Au lendemain de la guerre, certains grimpeurs, et plus encore certains littérateurs, avaient voulu nous faire croire que l'alpinisme français revêtirait désormais le masque grimaçant de la plus compétitive vanité. Certaines attitudes au-delà même de nos Alpes et jusque dans l'Himalaya renforçaient l'inquiétude que nous éprouvions, mais après l'Annapurna où la dureté de l'épreuve suscita tous les dévouements, masquant ainsi peut-être ce qu'avait de spontané l'affection qui liait les grimpeurs, le Makalu, montagne heureuse, permet à Jean Franco de montrer au grand public que les grandes réussites sont en montagne le ciment de l'amitié, et non le prétexte d'une vaine gloire.

L'auteur nous fait en outre très bien sentir que son triomphe et celui des expéditions anglaises à l'Everest et au Kangchendzönga marquent dans l'histoire de l'alpinisme une étape essentielle. La technique et l'oxygène ont dissipé les fantasmes de la grande altitude : les sortilèges étranges des 8000 n'étaient que le résultat d'une lente intoxication. Par un retournement singulier, les moyens artificiels et la technique industrielle ont, pour une fois, rendu à l'homme sa personnalité. Désormais, on ira prendre partout du plaisir à grimper, l'Himalaya cesse d'être une corvée imposée par le prestige national.

Tout au long de ce récit simple et évocateur, charmant dans maints détails de la vie en expédition, l'auteur reste le chef sans morgue qui tire son autorité de son calme, de sa précision, de sa compétence. Le style est à l'image de l'homme limpide et clair : l'éditeur a eu la main aussi heureuse que le Comité de l'Himalaya.

Il est impossible de ne pas souligner les dernières lignes du livre. Dans leur admirable concision, elles résument le devoir de tous ceux qui veulent se respecter eux-mêmes en respectant la montagne. On peut penser que tous les membres de l'expédition y souscrivent et ceci prend d'autant plus de valeur qu'au retour de l'Himalaya, deux des vainqueurs réussirent dans les Alpes ces ascensions qu'on nous jetait à la face en nous disant que, par elles, nous profanions le sanctuaire. Nous sommes maintenant sûrs que le visage de l'alpinisme français est bien resté celui que lui donna Jacques de Lépiney il y a près de quarante ans.

Le livre, bien édité, reste dans la norme "Sempervivurn" ; seules les photos paraissent un peu inégales à la beauté des paysages décrits. L'absence de Marcel Ichac se fait sentir, et nous sommes loin des admirables documents rapportés de l'Annapurna.

Lucien Devies a écrit, pour préfacer le livre, un résumé de l'histoire des grands sommets de l'Himalaya absolument magistral, tant dans la forme que dans la documentation. Personne n'a jamais, avec autant de tact et d'objectivité, situé aussi exactement l'échelle des valeurs dans les diverses réussites de ces dernières années.

Il appartient à cette génération que la guerre priva de l'Himalaya, mais s'il s'est effacé sans amertume pour donner aux autres la joie du succès, l'estime de ceux qui savent ce que lui doit l'alpinisme français, lui assure pour l'avenir une place égale à celle des plus grands vainqueurs. Le pays lui doit également d'avoir démontré que si le Français sait faire face à une situation imprévue, il commence à apprendre à s'organiser pour la victoire.

Alain de CHATELLUS