CRITIQUES DE LIVRES

ANNAPURNA PREMIER 8000
 

 

 

par Maurice HERZOG.

Arthaud, Paris, Grenoble.

(Revue " Alpinisme" - Printemps 1952)

Il est inutile de résumer ici ce livre que tous nos lecteurs ont eu entre les mains, et qui est en train de connaître le plus grand succès de librairie de la littérature alpine. Mais sa lecture suscite un monde de réflexions que nous voudrions essayer de dire brièvement, bien que, dans l'excellente préface de l'ouvrage, Lucien Devies ait déjà noté l'essentiel de l'esprit qui anima l'expédition.

La description technique des difficultés de l'exploration et de l'escalade est claire en général. Une certaine obscurité, peut être d'ailleurs involontaire, subsiste quant à la nature exacte du versant nord du Daulaghiri et de ses possibilités d'approche. Mais la lente découverte de la situation et de l'accès de l'Annapurna est bien décrite. L'idée de la juxtaposition de la carte indienne fausse et du croquis exact de la disposition des grandes arêtes de la montagne est excellente et rend compte immédiatement des tâtonnements de l'exploration. On regrette un peu la rareté des comparaisons avec les Alpes. Sur les photographies, l'échelle n'apparaît guère, et nous aurions voulu mieux comprendre les raisons qui rendent impensables certains itinéraires dont l'impossibilité n'apparaît pas "a priori". Quelques descriptions succinctes de la morphologie des sommets secondaires auraient été souhaitables : Pointe de Tukucha, Nilgiri, etc .... Ainsi qu'une évaluation sommaire de leurs possibilité d'accès.

En général d'ailleurs, la partie descriptive de l'ouvrage demeure un peu insuffisante. On ne nous explique pas assez les différents itinéraires possibles sur la face nord de l'Annapurna et les raisons qui ont fait choisir la voie suivie. Nous voyons sur quelques photographies les magnifiques montagnes qui entourent le lac de Tilicho, mais pas un mot ne nous est dit de leurs formes et de leurs voies possibles. Les alpinistes sont trop curieux, et l'auteur a sans doute voulu laisser aux expéditions futures la joie totale de la découverte.

Heureusement, à l'encontre de bien des récits de voyages qui contraignent le lecteur à de pénibles recherches dans les atlas, le livre est complété par une excellente carte, fruit du travail précis de notre ami Marcel Ichac. On y suit aisément les explorations et le relief général ressort d'une manière très apparente.

L'ouvrage entier, écrit dans un style naturel et direct encore que parfaitement châtié, se lit avec un intérêt passionné. La présentation en est parfaite. Les photographies sont très bonnes, sans évidemment pouvoir se comparer à celles de Regards vers l'Annapurna auxquelles on se reporte d'ailleurs tout naturellement.

Le montage de la couverture est excellent. La photographie qui sert de frontispice était déjà popularisée par la grande presse, mais elle reste le témoignage le plus évocateur du caractère arctique de l'étape finale. Un court résumé indique très suffisamment pour le grand public les étapes successives de l'exploration himalayenne. Enfin, les traits familiers de nos camarades, durement marqués par l'effort, groupés sur la dernière page, indiquent éloquemment quels stigmates une conquête pareille impose. L'éditeur Arthaud a ainsi mis au point une présentation parfaite.

Sur le plan de la psychologie alpine, ce livre prend une importance capitale. La transformation du sport alpin individuel en entreprise d'équipe est rendue obligatoire par l'échelle des problèmes posés. Ceci n'est pas nouveau. Mais Maurice Herzog, le premier, a su nous faire sentir tout ce que cela comportait. Si paradoxal que cela puisse paraître, l'accomplissement d'un exploit presque surhumain a relégué le surhomme à l'arrière plan. Les surhommes peuvent difficilement s'entr'aider ou s'aimer. On le voyait déjà quelquefois dans les Alpes, au cours des entreprises de sauvetage où les plus beaux actes de dévouement étaient parfois le fait de grimpeurs sans célébrité. Ici au contraire, une équipe de super champions se dépouille peu à peu de toute volonté individuelle de puissance pour jouer le jeu de leur équipe et suivre les ordres de leur chef. Celui qui connaît les âpres rivalités que cultivent les milieux alpins, comprend alors quelles qualités de commandement, quelle connaissance de l'âme humaine devait avoir Maurice Herzog pour réussir sans cesser de se faire aimer. Le Comité de l'expédition a montré par ce choix qu'il savait juger les hommes.

Par son succès même, l'Expédition française de 1950 a eu un caractère exceptionnel, mais une aussi terrible retraite depuis le camp supérieur avait eu des précédents. Dans aucun, à notre connaissance, une telle abnégation ne s'était fait jour. Elle seule a pu éviter une catastrophe quasi totale. On voit maintenant clairement que la conquête d'un 8.000 rend nécessaire une modification complète de la mentalité des grimpeurs. Ceux ci donnent l'impression de mettre un certain temps à s'adapter à l'ambiance himalayenne. Parlant autrefois des chutes de séracs, Jacques de Lépiney disait : "Le sage, même audacieux, ne risque pas sa vie à 1 contre 30, il ne passe pas " ; ceci est une morale alpine, mais lorsqu'une expédition entière évolue des jours durant sous des séracs suspendus et qu'aucun autre itinéraire n'est possible, il faut bien aller au delà dans l'acceptation des risques. Lors des tentatives au Kangchenjunga, F. S. Smythe l'avait déjà expérimenté.

Ici encore, le fait de constituer une expédition, synthèse finale de l'effort d'une nation entière, modifie fatalement l'esprit des grimpeurs. Les Français paraissent sur ce point avoir mieux conservé leur jugement intact. Il n'est nulle part question de se comparer comme Paul Bauer à des combattants de la guerre à la veille d'une grande attaque. Nous devons nous en féliciter et en tirer une leçon pour l'avenir : un accident en montagne n'est qu'un échec, et sans aucune valeur supplémentaire. Il n'est pas de sacrifice sans divinité pour le recevoir, le sommet du Monde lui même ne mérite pas les os d'un sahib ou la vie du plus humble des sherpas. Il faut tenter cette conquête malgré le risque qu'elle comporte et non pour lui. La montagne est une source de vie. Et Dieu lui même voit dans le suicide l'offense suprême de sa créature.

Des sommets de 7.000 m. seront encore conquis par des "cordées" où pourront jouer à pleine efficacité les dons parfois monstrueux de certains célèbres grimpeurs. Sur les pics secondaires de l'Himalaya va donc peu à peu, espérons-le, se retrouver le terrain de jeu des anciennes Alpes que le flot des hommes et pas seulement des alpinistes recouvrira de plus en plus. Mais les 8.000 comme les pôles resteront un monde à part. Leur conquête paraît être pour le moment une tâche inéluctable et qui n'est pas près d'être achevée. Mais il est bien douteux qu'après la victoire, personne y retourne jamais, comme nul n'est revenu à pied au Pôle Sud depuis 1911. Il aurait été intéressant de connaître en cela les idées des membres de l'expédition. La dureté du voyage de retour, les affreuses souffrances endurées ont sans doute empêché l'auteur de conclure son oeuvre sur ce point. Nous espérons qu'il pourra plus tard, dans la paix retrouvée, peu à peu mûrir la philosophie de l'aventure à laquelle il a tant sacrifié.

Ce livre est d'un homme qui a su mieux qu'aucun de ses devanciers nous faire sentir à quel point l'action violente et la souffrance nous retranchent du monde. Le romantisme périmé d' "objets inanimés, avez vous donc une âme... " est le fait des contemplatifs. Vues d'en bas, les montagnes sont le séjour des dieux, mais quand vient l'heure du péril, de la lutte sans merci ou de la douleur, seuls subsistent de la neige et des rochers, tout le drame se concentre dans l'homme contraint par sa propre volonté à dépasser ses propres forces. Avec des mots simples et vrais, l'auteur nous fait comprendre que l'ascension elle-même n'était rien auprès de ce qu'il lui fallut surmonter ensuite. Le succès de l'oeuvre montre encore une fois que l'attachement de nos semblables est le prix de notre souffrance bien plus que celui de notre réussite.

Alain de CHATELLUS.

(Voir également les controverses concernant cette expédition, et qui ont suivi la publication du livre "Aventures en Himalaya")