CRITIQUES DE LIVRES

ARMAND CHARLET, portrait d'un guide

 

 

 

par Douglas Busk. - Arthaud, Paris, Grenoble.

(Revue " La Montagne et Alpinisme " - No 1, 1975)

Il n'est pas d'usage d'élever aux grands hommes des statues de leur vivant. Ou encore d'écrire leur biographie. Lorsqu'on le fait, on se trouve dans une situation difficile car on peut être réduit au simple rôle de porte-parole en se bornant à recueillir les souvenirs du héros.

L'auteur a résolu avec élégance ce problème compliqué ; il a, en effet, transcrit fidèlement les opinions d'Armand Charlet dans tous les cas épineux, il a également recueilli l'opinion de la plupart des compagnons d'Armand en montagne (à quelques exceptions près dont la plus notable est sans doute celle d'Henry de Ségogne), mais il a ensuite ajouté ses observations personnelles, souvenirs de courses effectuées en commun, résumé de conversations amicales avec son guide.

Ainsi que l'a très bien dit Lucien Devies, dans sa remarquable préface, sa méthode procédant par petites touches s'apparente à la peinture impressionniste. Nous obtenons ainsi un excellent portrait du grand guide d'Argentière vu de l'extérieur, pourrait-on dire. Il était certainement impossible de fouiller, de son vivant, une personnalité aussi complexe et aussi secrète. Au surplus, si je me reporte à mes souvenirs, la personnalité d'Armand avait quelque chose de fier et de rugueux qui n'incitait pas à échanger des confidences. Il eut toujours dans ses relations avec ses clients, et ceci d'autant plus qu'ils étaient moins compétents, une position d'assez abrupt pédagogue qui était dans la ligne de conduite de la majorité des guides de Chamonix, héritage probable chez ceux-ci d'une formation militaire.

C'est peut-être ce dernier trait de caractère qui fait qu'Armand Charlet eut relativement peu de clients suivis: les meilleurs étaient trop forts, ils volèrent rapidement de leurs propres ailes, certains des moins bons furent peut-être découragés par l'ambiance quasi monacale que leur imposa leur professeur. Ce sévère éducateur fut un professionnel exemplaire. N'ayant pas eu toujours la chance de mener en montagne uniquement des amateurs de haut niveau, il eut l'insigne mérite de faire accomplir à beaucoup de ses clients des performances de tout premier plan, les exaltant au-dessus d'eux-mêmes.

Mais cet état de choses fut cependant sans doute la raison de l'absence de la signature d'Armand Charlet sur beaucoup de voies nouvelles qui furent ouvertes dans le massif du Mont Blanc entre les années 1950 et 1950, sans même parler des Jorasses pour lesquelles, comme le dit lui-même Armand, l'absence d'un compagnon valable rendait l'entreprise impossible. Les guides de l'époque avaient horreur des bivouacs et surtout des bivouacs de paroi. Le matériel de protection se limitait aux vestes "Aiguille Verte".

La prodigieuse rapidité d'exécution d'Armand, son sens de l'itinéraire et sa parfaite connaissance du terrain lui permirent d'emporter en un seul jour la plupart de ses grandes premières, mais avec pour conséquence une certaine limitation dans l'envergure des projets. Les "sans guide" s'engageaient davantage et ceci dès l'époque des frères Gugliermina. N'oublions pas non plus les difficultés résultant de la fermeture de la frontière italienne. Ces raisons sont probablement aussi à l'origine du petit nombre de courses d'envergure qu'Armand a effectuées en dehors du massif du Mont Blanc. Aucun des grands itinéraires glaciaires ouverts à cette époque en Valais, dans l'Ober-land ou l'Engadine ne porte son nom ni même non plus aucune des premières répétitions; pourtant ce sont souvent des compatriotes et des amis de l'auteur de ce livre qui animèrent les cordées conduites à ce moment par Alexander Graven et l'inusable Joseph Knubel.

L'ouvrage est très discret sur ce point mais nous amène à conclure que le grand guide d'Argentière, chef incontesté et phare de sa génération, n'a pas eu la carrière que lui auraient méritée ses qualités aussi bien morales que techniques. On se prend à rêver à ce qu'aurait accompli une cordée menée par Armand et animée par un nouveau Young ou un nouveau Ryan. Un portrait est fait d'ombres et de lumières ; celui qu'a signé Douglas Busk est surtout fait de lumières. Il nous a donné un Renoir mais peut-être par un Rembrandt. Les orages de l'existence n'ont sûrement pas épargné la jeunesse du héros du livre et une personnalité aussi forte ne se forme pas uniquement en montagne.

A ce portrait d'Armand Charlet, l'auteur a ajouté au fil de l'ouvrage de nombreuses observations personnelles sur la vie dans la vallée de Chamonix où il a longtemps séjourné. On sait les rivalités qui fermentent dans ce chaudron. Il n'a pu les ignorer, mais quand il les évoque, il s'arrête toujours à temps. L'écrivain s'est souvenu qu'il était diplomate. Ses descriptions des paysages sont excellentes et j'ai cru, en les lisant, sentir l'odeur des vernes mouillées et des forêts de mélèzes. Les photographies qui illustrent le livre sont, pour la plupart, assez banales et leur reproduction laisse à désirer. Personnellement nous trouvons également que les couleurs de la jaquette sont bien peu heureuses. Il est particulièrement agréable à un Français de voir un Britannique manier avec cette élégance notre propre langue et de constater que Douglas Busk réunit les qualités des nationaux de nos deux pays.

A un homme de sa culture, je prendrai donc le risque de citer Plutarque : " La sévérité envers les grands hommes est la marque des peuples forts. "

Alain de CHATELLLUS