CRITIQUES DE LIVRES

CAMP SIX

 

 

par Frank S. Smythe

Hodder and Stoughton, Londres, 1937.

(Revue " La Montagne" - No 297, 1938)

L'expédition de 1933 à l'Everest a été, dans l'ensemble, l'une des plus heureuses : il n'y a eu aucun accident grave, et une très haute altitude a été atteinte. Dans l'excellent ouvrage publié sous la direction de Mr Hugh RUTTLEDGE, dès le retour des explorateurs en Angleterre, ont été exposés toutes les conditions dans lesquelles l'assaut de la montagne s'est déroulé et les résultats obtenus. Le nouveau livre de Mr. SMYTHE envisage la question d'un point de vue différent. L'ouvrage est le développement d'un journal rédigé par l'auteur jusque dans les camps les plus élevés : interprétation personnelle et immédiate des faits. Mieux que tout autre travail médité plus à loisir, Camp Six rend la véritable physionomie de l'expédition.

L'auteur a une connaissance exceptionnelle de la montagne, qu'il aime avec une véritable passion. En 1933, il en était à sa troisième campagne dans l'Himalaya. II a horreur des phrases et des mots pompeux. Tout cela donne une grande valeur à son récit. Ce qui se dégage de ses pages, c'est une impression de fatigue, de lassitude infinie, de souffrance constante, contre lesquelles il faut toujours se raidir, de lutte pénible et morne dans des conditions décourageantes.

A travers les plateaux tibétains, le vent chasse des nuages de miasmes arrachés aux immondes villages que lui seul parvient à balayer. Tous les membres de l'expédition sont plus ou moins intoxiqués par ces gaz asphyxiants d'un nouveau genre.

Sur l'Everest, dans un air qui a retrouvé sa pureté, d'autres ennemis se manifestent. Il est inutile de parler du danger des avalanches ou de la raréfaction de l'air : on a tout dit sur ces sujets. Mais la sécheresse absolue de l'atmosphère provoque d'incessants maux de gorge, des extinctions de voix, d'interminables quintes de toux. On dort toujours mal, et le manque d'air encourage les ronflements, ce qui exaspère tout le monde. Sur les arêtes, le vent ne cesse jamais de souffler. Les conserves, assez vite, détériorent les estomacs les plus solides.

Tout cela peut sembler bien terre à terre, mais ce sont ces détails qui font la vie de tous les jours. Un matin sur trois, l'un ou l'autre des alpinistes ne se sent pas bien, ce qui ne l'empêche pas d'accomplir la tâche qui lui a été confiée, mais augmente sa fatigue.
Lorsque, pendant des semaines, il faut à chaque instant, nuit et jour, lutter contre des malaises variés et l'épuisement toujours croissant, les nerfs s'usent vite. D'autant plus vite même que, à très haute altitude, les facultés sont plus ou moins paralysées : " Ceux qui ont échoué sur l'Everest sont d'un avis unanime : le soulagement de ne plus avoir à monter étouffe toute autre considération".
Le récit de l'ascension solitaire de Frank SMYTHE, admirable exploit accompli vers 8.500 m., évoque un véritable calvaire, gravi dans un cauchemar.

Constamment, l'un ou l'autre des membres des cordées doit redescendre au camp de base pour se reposer : il a des gerçures plus ou moins graves, des troubles cardiaques, d'intolérables migraines. A chaque page, on sent quelle force de volonté il a fallu pour continuer l'attaque, et ceci d'autant plus nettement que jamais l'auteur n'élève le ton au delà du simple énoncé des faits.

La simplicité nerveuse du style fait la valeur de l'ouvrage. C'est un récit où chaque ligne est animée d'une vie intense, nuancée de beaucoup d'humour.

Claire-Eliane ENGEL