CRITIQUES DE LIVRES

CARNETS DE SOLITUDE

par Nicolas JAEGER.

(Ed. Denoël, Paris. 1979)

(Revue " La Montagne et Alpinisme" - No 120, 1980)

 

Devant certains manuscrits sortant de la narration simple d'un événement, il arrive que les appréciations des critiques diffèrent considérablement.

Aussi nous a-t-il semblé intéressant à l'occasion de la parution de textes suffisamment originaux de soumettre un même livre à deux critiques différents de façon à mettre en évidence combien le contraste peut exister entre deux lectures d'un même manuscrit et amener peut-être nos lecteurs à se faire eux-mêmes leur propre opinion.

Peut-on cesser de penser à soi pendant 60 jours, seul, à 6 700 m d'altitude ? Est-ce la question de ce livre ? II semble, au premier abord, que non.

De fait, on assiste tout au long de ces carnets à des digressions sur des sujets qui touchent de près ou de loin Nicolas Jaeger : sa famille, ses amis vivants et morts, la pratique de l'alpinime et son éthique, la médecine, la psychanalyse... Ce "panorama" des idées est dominé par un souci d'ordre, de juste milieu, d'organisation qui, quand il ne le rend pas ennuyeux, ne le tire jamais des conventions. Ce contraste entre ce "bon ton" et l'originalité de la situation d'écriture de Nicolas Jaeger, ainsi que de ce que l'on connaît de sa pratique alpine, est la première chose frappante.

 

Une deuxième chose étonne. Il la nomme lui même : "la froideur distante de mes écrits" (p.146). De quoi est-elle l'effet ? D'un défaut d'écriture ou le reflet d'une froideur intérieure ? D'un défaut d'écriture, certes, mais qui renvoie à quelque chose de plus profond qui n'est pas nommé. Partout "je" est utilisé dans ce livre, mais il résonne comme un "il" : Nicolas ("je") parle de Jaeger ("il"). De là un sentiment de distance rarement brisé par un "je" authentique.

Mais revenons à ce qui fait l'originalité de ce livre : la situation. Le sommet du Huascaran sépare la chevauchée neigeuse des pyramides de la Cordillère Blanche, des collines désertiques de la Cordillère Noire. Au delà de la Blanche, parce qu'on ne la voit pas, on rêve l'Amazonie et au delà de la Noire, parce qu'on ne le voit pas non plus, on rêve l'océan Pacifique.

De se situer aux confins de ces deux mondes, à la lisière de deux rêveries aussi puissantes, ces Carnets ne témoignent pas. Seul a été retenu l'aspect physiologique du lieu. Or, il faut bien le dire, du point de vue physiologie cette expérience a peu d'intérêt. Seul avait un véritable intérêt la phénoménologie de ce lieu. De cela, rien n'est dit. II est vrai que l'auteur est plutôt du côté des gens "sérieux, bien préparé(s) et bien présenté(s)" que du côté des fantaisistes et des rêveurs (p. 96) .

De ce livre curieux, il reste un Nicolas Jaeger toujours aussi indiscernable.

Xavier FARGEAS.

L'expérience décrite dans ce livre s'inscrit comme une suite logique dans la carrière de l'auteur spécialiste d'alpinisme solitaire ; Nicolas Jaeger y raconte, au jour le jour, la vie qu'il a menée pendant "60 jours à 6 700 m d'altitude".

Ce journal, régulièrement tenu, se veut le reflet des activités et des pensées de l'auteur. Le récit de sa vie quotidienne peut paraître banal à qui n'accomplit pas l'effort d'imagination indispensable pour tenter de se placer en situation : le quotidien est ici exceptionnel et constitue la source de l'expérimentation tant physiologique que psychologique, justifiant ainsi la part prépondérante que sa description occupe dans l'ouvrage.

Mais la partie la plus intéressante est ailleurs. Omniprésent tout au long du récit, Nicolas Jaeger se livre à une "radioscopie" de lui-même, il "étale sur le papier une sorte d'autobiographie intime" . Un homme apparaît, peu conforme aux idées répandues jusqu'alors sur sa personnalité. Sa solitude est peuplée de souvenirs intensément humains (sa famille, ses amis), de réflexions personnelles sur ses conceptions de la vie (l'alpinisme, la médecine). Nulle trace de l'alpiniste froid, distant et raisonnable si ce n'est le style précis et incisif de l'écriture qui accroît le plaisir de la lecture.

Quelques photographies, belles ou insolites, contribuent à faire de ce récit un livre original ; la dernière page tournée, on se surprend à regretter que l'expérience se soit limitée à 60 jours rompant ainsi prématurément l'intimité qui, au cours de ces quelque deux cents pages, nous a liésà l'auteur.

Anne-France DARGENT.

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