CRITIQUES DE LIVRES

DEUX MONTAGNES ET UNE RIVIERE

 

 

H. W. TILMAN.

Arthaud éditeur, Paris, Grenoble. N° 22 de la collection Sempervivum.

244 pages de texte, 24 pages d'illustration, 5 cartes

(Revue " La Montagne" - No 364, 1953)

 

Echec au Rakaposhi, échec au Muztagh Ata, mésaventures le long de l'Oxus, voilà qui pourrait valoir au lecteur un récit plein de gémissements et de laborieuses justifications, si l'auteur n'était pas Tilman. Mais notre homme a fait sienne la philosophie de Stevenson "Atteindre son but.., est-il pire désenchantement ?" Et les objectifs manqués, les contretemps et les revers ne font qu'exciter sa verve, à coups de proverbes chinois, arabes ou espagnols.

Et comme "nul homme ne va aussi loin que celui qui ne sait pas où il va", ce vagabond de l'Himalaya nous emmène du Pakistan au Sinkiang, et retour par l'Afghanistan, semant sur la route ses boutades de misanthrope au coeur tendre, les perles de son humour rosse, et les trouvailles cocasses ou instructives d'un esprit toujours à l'affût de la vraie beauté, c'est-à-dire de tout ce qui n'est pas notre affreuse civilisation. Comme il peut la détester, cette civilisation, avec ses mandarins, ses militaires, ses policiers, ses passeports et ses faux-cols

Dans son arsenal savoureux de citations, Tilman ne donne aucune définition de la liberté. Aussi bien est-ce l'ouvrage tout entier qui en tient lieu, et l'auteur démontre amplement que la liberté commence avec le libre choix des contraintes. Dès lors, malheur au compagnon qui oserait donner la préférence à la ration K ou à l'avion, quand Tilman a décidé d'atteindre son but à pied en mangeant du pemmican ! Il est vrai qu'avec ce diable d'homme, le compagnon accablé de sarcasmes prendra sa revanche l'instant d'après, en voyant Tilman loucher sur un cheval "dont la vue seule rend le piéton boiteux", et se goberger d'abricots ou de yoghourt indigène en faisant l'éloge de la gourmandise. Seul Shipton, que nous retrouvons consul au Sinkiang, trouve grâce aux yeux de l'auteur : sans doute a-t-il un sens tout aussi aiguë du libre arbitre !

Ce qui devait arriver arriva : à force de rechercher l'indépendance, Tilman se fit mettre en prison dans un coin perdu de l'Afghanistan, et cela nous vaut quelques portraits bien campés d'Orientaux rusés.

Agréablement traduit, le livre est illustré de photos choisies parmi les moins mauvaises d'un auteur peu soucieux de faire plaisir à ses éditeurs. "Une paille est lourde dans un grand voyage", le Leica aussi sans doute.

Jacques TEISSIER DU CROS.