CRITIQUES DE LIVRES

CELUI QUI VA DEVANT

 

 

par Max Liotier.

Arthaud, Paris, Grenoble.

(Revue " La Montagne et Alpinisme" - No 68, Juin 1968)

Pour les alpinistes déçus par des récits où la montagne n'est plus que prétexte à l'étalage de la technique, voire de sordides querelles publicitaires, la lecture de ce livre sera un bain de jouvence. Un guide parmi les meilleurs y parle de sa vie, de son métier, de ses pairs, du monde rude et dangereux où il a choisi de vivre. Et il le fait avec la simplicité et la retenue que seule une passion vraie peut inspirer.

Ne nous y trompons pas. Cette simplicité masque un vrai talent de conteur et une remarquable acuité d'observation. Il eut été facile à Max Liotier de nous faire partager les émotions fortes ressenties au cours des entreprises de premier ordre qu'il a menées à bien. Il a choisi une voie singulièrement plus périlleuse : celle de nous entrainer à la suite de son client tout au long d'une course aujourd'hui classique, la traversée de la Meije, exécutée par beau temps, sans accident ni incident. Que, sur ce thème, l'auteur puisse nous tenir en haleine pendant près de deux cents pages est une gageure qu'il n'est pas à la portée du premier venu de tenir.

Il y parvient par une soumission totale au réel, au vrai, sans éclat de voix, ni familiarité. Il tient son lecteur comme il tient son client, à une courte longueur de corde. Le réveil avant l'aube dans le refuge surpeuplé, la bouche pâteuse et le geste maladroit, la porte qui s'ouvre sur le silence et l'aventure, l'air froid de la nuit qui frappe au visage, les difficultés surmontées une à une et décrites avec la conscience du bon artisan que chaque geste engage, l'épanouissement intérieur de l'homme accroché au fil de neige et de roc que les arêtes tendent en plein ciel : tout cela nous est dit ou suggéré avec une intensité qui fera revivre à chacun de nous ses plus belles heures en montagne, même si la Meije n'en a pas été le cadre. C'est que tout y est vu, si j'ose dire, "de l'intérieur". Chacun des pas qui le rapprochent de la cime fait surgir dans la mémoire de l'auteur les réflexions et les souvenirs les plus divers. Tour à tour sont évoqués, dans un apparent désordre, sa jeunesse, son apprentissage de guide, ses compagnons vivants ou disparus, leur vie partagée entre les dures exigences et les joies exaltantes d'un métier qui est plus souvent une passion qu'un gagnepain. Autant de parenthèses qui s'inscrivent avec un naturel parfait dans la trame même du récit. Long monologue intérieur que rompent seuls quelques mots banals échangés avec le client. Le vrai dialogue se noue avec la montagne, et prend peu à peu une "dimension" inattendue qui fait éclater le cadre de l'action. Au delà des expressions toutes faites, il tisse entre les membres de la cordée des liens d'estime, d'amitié, de compréhension mutuelle, qui font la richesse de ces instants. C'est qu'à l'épreuve du risque partagé, le personnage fait place à l'homme.

Instants fugitifs, hélas, auxquels met fin le retour à la vie quotidienne. Guide et client ont bu ensemble à la coupe enchantée de l'altitude. Revenus dans la vallée, ils se quittent, bêtement, à la terrasse d'un café, et l'au-revoir qu'ils échangent sera bien souvent un adieu.

Je ne connais de Max Liotier que sa réputation de guide, une réputation qui ne doit rien à la publicité commerciale. Mais en fermant le livre, je pensais "Voilà un homme qu'on aimerait connaitre : un homme qui a pesé ses richesses et le prix de sa liberté intérieure : fier devant les hommes, humble devant les choses..."

Alors mon petit doigt a remué. Et il m'a dit "Méfie toi quand même de son regard : le regard qu'il pose au refuge sur le client encore endormi : celui du juge : pas méchant sans doute, mais terriblement perspicace, et qui pourrait bien être cruel".

Un livre dru et sain, profondément vécu et senti. De "la belle ouvrage", diraient nos anciens. L'auteur peut en parler avec le tranquille orgueil dont il parle de sa course : "J'ai le sentiment d'avoir fait ce que j'avais à faire, et de l'avoir bien fait".

Robert Tezenas du MONTCEL.