CRITIQUES DE LIVRES

L'ESPRIT DE LA MONTAGNE

par Robert Macfarlane (trad. Philippe Delamare).

(Plon 2004)

 

Depuis que les hommes grimpent sur les montagnes, beaucoup se sont déjà posé la question : pourquoi ? Que vont-ils y chercher ?

Très érudit, Robert Macfarlane recherche dans l'histoire quelles peuvent bien être ces raisons.

Chronologiquement, la première raison aurait été une remise en cause de l'histoire de la terre : on a cru longtemps que Dieu avait créé la Terre telle qu'on la voyait, et que rien n'avait jamais changé. Burnet publia en 1681 un ouvrage intitulé "La théorie sacrée de la terre", dans lequel il suggérait que le Déluge avait certainement contribué à modifier la forme des terres émergées : selon Burnet, les montagnes seraient le résidu abandonné par le reflux du Déluge. Cet ouvrage, écrit à l'origine en latin, a été traduit en anglais, et a suscité de nombreuses controverses. Les premiers explorateurs des montagnes auraient donc eu pour motivation principale la "contemplation de leur tréfond pour imaginer leur passé".

 

Les premiers visiteurs ne se contentèrent pas de faire une description de ce qu'ils voyaient : ils découvrirent que les montagnes sont dangereuses. Et que "l'on ne se sent jamais plus vivant que lorsqu'on a failli mourir", et que "marcher à un seul trébuchement de la mort violente procure un plaisir bizarre". Les lieux sauvages auraient alors été recherchés "comme lieux d'expériences intenses". Cette théorie est en particulier confortée par le succés extraordinaire des conférences d'Albert Smith, qui a fait trembler les foules, pendant des années, en leur faisant le récit dramatique de son ascension au Mont-Blanc : l'occasion, pour le public, "d'éprouver des risques par procuration". C'est en 1757 que Burke publie un essai dans lequel il tente d'expliquer les passions soulevées par les "objets terribles", trop grands, trop élevés, trop sombres, trop puissants pour être appréhendés : les spectacles "sublimes".

Parmi les dangers de la montagne, les glaciers tiennent une place de choix : ils bougent, craquent, ouvrent des crevasses insondables : on tremble en traversant la Mer de Glace, et on cherche à comprendre. Les touristes se précipitèrent, "brûlant de voir de leurs propres yeux ces masses de glace qui avaient modelé la surface du globe".

Les ascensionnistes ont découvert très tôt le miracle de la vue depuis le sommet. Pétrarque, faisant l'ascension du Mont Ventoux en 1336, a été profondément marqué. "Un sommet était un endroit où l'on pouvait se distinguer, être éminent", et "le sommet devint un symbole inévitable d'émancipation pour l'esprit citadin, une cristallisation du désir pastoral-romantique d'échapper à la cité atomisée, socialement dissolue".

Pour d'autres, la montagne présente la fascination de terrains vierges, inconnus, non cartographiés : il fallait faire des cartes, et nommer les nouveaux sommets découverts. Et la virginité de la neige fraichement tombée renouvelle ce plaisir de la découverte : "Traverser un champ de neige fraiche, c'est être très réellement la première personne à fouler ce chemin".

Le texte original en anglais doit être excellement écrit : la traduction est très agréable à lire (ce qui est rare, et mérite d'être souligné !). Les références sont très nombreuses : l'auteur est décidemment très érudit.

Pour ma part, je trouve cependant d'importantes lacunes à cette analyse :
- si le plaisir intense d'avoir réussi par l'effort à atteindre un sommet est mentionné dans le livre, il n'est cependant pas accordé suffisamment d'importance à ce facteur, essentiel à mon avis.
- faire l'ascension d'une paroi est un problème à résoudre : il faut trouver le meilleur cheminement, choisir les bonnes prises, savoir interprêter les signes du ciel et l'état de la neige. Je pense que, pour beaucoup d'hommes, résoudre élégamment un problème, quel qu'il soit, procure une satisfaction intense.
- finalement, Macfarlane ne mentionne pas du tout un motif à mon avis essentiel : le besoin génétique de l'Homme (du mâle, en général) de laisser sa trace. La satisfaction de ce besoin est assez facile chez les premiers explorateurs des montagnes : ils découvraient de nouveaux sommets, les nommaient, et en faisaient éventuellement l'ascension : l'Histoire se souviendra toujours des noms qu'ils ont donnés aux montagnes, et du nom du premier ascensionniste. Etre le second est beaucoup moins intéressant (par exemple, Carrel a momentanément renoncé à faire l'ascension du Cervin, voyant que Whymper était au sommet : il n'aurait été que le deuxième. Il ne s'est résolu à y monter que lorsqu'il a réalisé que son ascension serait la première du côté italien : son nom resterait donc dans l'Histoire). Cette motivation, laisser sa trace, est évidente dans l'histoire de l'alpinisme moderne : comment expliquer autrement les nombreuses voies nouvelles, les enchainements de plus en plus fous ?

Daniel MASSE.

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