CRITIQUES DE LIVRES

LE FOU D'EDENBERG

 

 

par Samivel.

Albin Michel, Paris

(Revue " La Montagne et Alpinisme" - No 65, Décembre 1967)

II fut un temps, pas si lointain, où la préoccupation de certains groupes financiers consistait à "équiper" la montagne de téléphériques, dans le but réel d'effectuer dans la poche des estivants de substantielles ponctions.

Aujourd'hui, ces mêmes financiers, ou d'autres, se sont aperçu qu'entre la rentabilité de la mécanique d'été et celle d'hiver - due au succès du ski - il y avait la même différence qu'entre la recette de l'épicerie de quartier et celle du super marché des "grands ensembles".

D'importants capitaux sont donc investis dans l'installation de "stations" de sports d'hiver, qui serviront au besoin un peu l'été, au dessus de paisibles vallées alpestres. On accole le mot "Super" au nom chantant du vieux village et se trouve rapidement implanté, avec force pierres et bois vernis apparents, un ensemble (avec marché de la neige) souvent esthétique bien que rappelant les décors d'opérettes genre "Auberge du Cheval Blanc". Mais la majorité des skieurs fréquentant ces super stations ne sont ils pas des skieurs d'opérette ?

Samivel qui a toujours exprimé avec conviction par ses dessins, récits, nouvelles ou films, son attachement à une montagne pure, caricaturant sans pitié l'homme qui y apporte par intérêt - gloire ou argent - la "civilisation" , ne pouvait rester insensible aux transformations gigantesques de ces vallées. Il comble les montagnards en prenant pour sujet de son premier roman la mutation de l'une d'elles.

Dans Le Fou d'Eidenberg un nouveau Samivel donnera au lecteur l'occasion de côtoyer des personnages variés : M. Stenn le financier énergique jusqu'au ridicule ; Doblet l'ingénieur constructeur imprégné de super conscience professionnelle ; des préfets, juges d'instruction, policiers et autres fonctionnaires s'engrenant plus ou moins intelligemment dans leurs rouages administratifs ; la belle Hélène Colline enfin, pin up aux charmes musclés, belle séductrice, comme son homonyme de Troie, parmi d'autres personnes nécessaires à l'action.

Mais si nous prenons plaisir ou intérêt aux évolutions de ces acteurs nous resterons ici beaucoup plus sensibles aux portraits des gens de l'Alpe, aux décors dans lesquels ils évoluent.

Samivel les dessine avec son talent habituel : on retrouvera ses dons d'observations et surtout l'observation dans le détail, qui confère au récit un ton d'agréable authenticité.

L'auteur connaît sa montagne à fond : qu'il nous entraîne dans les hauts alpages ou vers les sommets, au long des torrents ou dans la neige, à l'indiscrète approche des marmottes ou des chamois, il donne la vie aux herbes, aux fleurs, aux arbres, aux flocons, aux animaux qu'il éclaire ou assombrit d'un ciel à sa convenance.

Auprès des bergers, bûcherons, braconniers et tous habitants de Saint Béat, groupés autour du sympathique curé Pétrus Burnier et du pittoresque et consciencieux facteur Lavranche, l'auteur nous apporte sa connaissance instructive et attrayante des caractères, des moeurs, du comportement des gens du village. Ah ! ce ne sont pas des montagnards d'opérette ceux là ! Samivel les a côtoyés de près, parle leur langage, souvent très cru. Il a, semble-t-il, partagé leur vie et en a noté les moindres images.

Quel amateur de feu de bois, resterait insensible devant l'exacte minutie avec laquelle est décrite (page 159) la flambée d'une branche de sapin ? qui ne s'amuserait de cet humour sentant bon le vieux chalet : "Les cahiers de la Constance en auraient dit long sur le sujet, n'étaient les rats dont la censure coupait les meilleurs passages"...

Parmi ces gens, dans leur décor ancestral, nous assisterons ainsi à l'implantation méthodique, minutieuse, sournoise parfois, de la nouvelle station. Les "Messieurs de la Ville" grignoteront une à une les résistances du village malgré les sentiments des deux groupes d'habitants, opposés depuis des siècles, les Icart et les Raccard. Toutes les résistances succomberont, sauf une : celle de Siméon Icart qui ne cédera ni son terrain, ni sa maison, héritage du père, et à l'emplacement desquels doit s'élever un pylône essentiel à l'édification du plus haut téléphérique d'Europe.

Toute la philosophie de Samivel, toute son ardeur à aimer et défendre la montagne, nous les retrouvons dans le comportement rude, dans l'entêtement. pour une justice élémentaire, mais noble, du héros Siméon. Et, qui sait, Samivel intérieurement s'identifie peut-être à son personnage, partageant, en outre, sa conception et son amour de la liberté.

Les lecteurs du précédent numéro de La Montagne auront retrouvé dans "L'Escalade" et "La Mort du Braconnier" le style de Samivel. Si ces extraits convenaient bien à notre revue, ce ne sont pas cependant, à notre avis, les meilleures pages. Il faut lire le livre, le déguster. Parfois, au cours des quelque cinq cents pages du volume, l'action se fait attendre : c'est que l'auteur de l'Amateur d'Abîmes s'attarde volontairement à un détail poétique, à un trait de caractère.

Dans les dessins des premiers ouvrages de Samivel, il ne faut pas se contenter de lire la légende, mais savourer longuement le trait du crayon. II en est de même pour le Fou d'Edenberg. C'est dans le texte plus encore que dans l'action que l'on découvrira le plus de richesses.

.Roland TRUFFAUT.