CRITIQUES DE LIVRES

MONTAGNE, MA VIE

 

 

 

par Giusto GERVASUTTI (Ed. Slatkine, Genève. 1978).

(Revue " La Montagne et Alpinisme " - No 3, 1978)

 

L'alpinisme moderne se penche sur son passé. Il semble vouloir essayer de comprendre ce qu'était "l'âge d'or " des années 1930. On réédite donc peu à peu les ouvrages les plus marquants, on fouille la biographie des meilleurs grimpeurs de cette époque pour rechercher ce qui les rapproche et ce qui les différencie des modernes.

La grande figure de Giusto Gervasutti mérite certes de servir de point de comparaison. Son livre lui-même se rattache par une filiation directe aux Plaisirs et pénal-tés de l'alpinisme de A-P. Mummery dont la destinée fut étonnament semblable à celle de notre auteur.

Parler de la personnalité de l'écrivain est une manière facile pour l'analyste d'esquiver les pièges d'une critique littéraire. Mais ici trois préfaces prestigieuses lui coupent l'herbe sous le pied et nous n'aurons pas la prétention d'ajouter quelque chose aux lignes émouvantes écrites par Lucien Devies à la mémoire de son compagnon disparu.

Le privilège de ceux qui sont morts jeunes est de ne pas vieillir dans la mémoire de leurs amis, et de ne jamais avoir à situer leurs grandes courses dans le niveau actuel.

Pour nous le visage de Giusto Gervasutti est celui du jeune homme au visage tourmenté, si italien dans ses lignes, que nous voyons sur la photographie prise à la Dent du Requin. Il rejoint ceux de la cohorte, hélas si nombreuse, qui, de Paul Preuss à Jean Couzy et à Lionel Terray (pour ne citer que ceux dont le temps commence à estomper les traits), jalonne l'histoire de l'alpinisme.

Montagnes ma vie est la peinture d'une carrière plutôt qu'un recueil de récits. Le livre évoque aussi bien la mystérieuse poésie du soir que la tempête, le danger, les risques acceptés ou refusés, la joie de la victoire ou l'amertume de l'échec. Alors que trop souvent les livres de récits de courses ne relatent que les grandes performances, l'auteur nous fait ici l'histoire de sa vocation, de ses premiers pas, de la formation progressive de sa conception de l'alpinisme. Celle-ci demeure dans la grande tradition, seuls les exceptionnels dons de Giusto Gervasutti l'amenèrent dans l'élite. Il déploya une égale maîtrise dans l'escalade sur le calcaire et le granit, sur le rocher et sur la glace. C'est sur terrain mixte de haute difficulté et sur la glace que sont ici décrites les grandes réussites qui ont fait date dans l'histoire alpine : faces nord-ouest de l'Olan et de l'Ailefroide, couloir Gervasutti au Mont Blanc du Tacul, face est des Grandes forasses. Il disparut trop tôt pour connaître l'Himalaya, mais un intéressant récit d'aventures en Patagonïe nous montre qu'il aurait été un élément important des grandes entreprises italiennes des années 50.

Il est difficile de déduire de cette oeuvre la position de l'auteur vis à vis de "l'engagement" pour employer un terme dont on n'usait pas autrefois; le " fortissimo" n'atteignit la maîtrise qu'à travers une prudence, un esprit réfléchi et intelligent qui sont le fait des alpinistes de sa culture. Ce n'était certes pas un fonceur aveugle. Mais il semble bien avoir parfaitement compris que, comme l'avait dit Jacques Lagarde, les concessions à la prudence ne donnent de satisfactions qu'aux parties basses de l'âme.

Je me souviens avoir rencontré en 1937, à Grindelwald, Lucien Devies et Giusto. Les conditions étaient mauvaises et ils ne voulaient pas aller au-delà d'un certain niveau de risques pour affronter le dernier " grand problème " . Mais il était visible que la paroi nord leur pesait au fond du coeur; quand fut terminé cet ouvrage la tempête était déjà déchaînée sur l'Europe mais ses horribles conséquences étaient encore à venir. Le mépris de la mort et plus encore le dédain de la vie qui aidèrent aux ultimes réussites dans les Alpes n'avaient pas encore révélé la profonde gangrène dont ils avaient contaminé l'âme de ceux dont le caractère ne valait pas le courage.

Pour les alpinistes engagés dans la compétition il n'était certes pas facile de dire "je refuse d'aller jusque-là "; la tentation était forte de passer outre aux barrières qu'un esprit latin rationnel imposait même aux meilleurs. On voit au fil des pages Giusto Gervasutti calculer exactement ses chances et aller de l'avant comme à l'Ailefroide ou ruser avec la face est des ,Jorasses dans le temps peu sûr et les chutes de pierres. Mais il finit par paraître le regretter et conclut " Ose, ose toujours et tu seras semblable à un dieu ".

Les leçons de la montagne sont cruelles, le dieu est tombé alors que la prudence l'emportant, il battait en retraite. Il se dégage du livre une ambiance de grandeur un peu amère comme si le destin final était à chaque page déjà présent.

La traduction est très belle. Jamais elle ne trahit l'original. Cette nouvelle édition qui reprend mot pour mot l'ancienne est correcte. Par contre, l'éditeur aurait pu se donner la peine de revoir l'illustration, les photographies de la première édition étaient juste acceptables pour l'époque. elles sont ici moins bien reproduites encore.

Alain de CHATELLUS