CRITIQUES DE LIVRES

LA VOIE JACKSONS

par Gérard HERZOG.

Arthaud, Paris, Grenoble.

(Revue " Montagne et Alpinisme" - N°4, 1976)

 

Parmi tous les livres reçus dernièrement, presque tous ouvrages techniques ou descriptifs, le roman de G. Herzog est le plus marquant. II suscitera sans doute beaucoup de controverses, sans que l'on puisse dire quelle place il prendra dans l'histoire de la littérature alpine, ou même s'il en prendra une. Ce que l'on retiendra d'abord ici, c'est que cet ouvrage "sort de l'ordinaire" auquel nous ont habitués les "écrivains" alpinistes, et qu'il le fait par le biais d'une écriture qui le rapproche de la culture dite de masse. Ce fait est assez rare en littérature alpine pour mériter d'être noté. Mais il y a plus : sur un plan plus général, il amène de nouveau à s'interroger sur les rapports entre les ouvrages de montagne d'une part, les mass média et la culture de masse d'autre part.

On a déjà dit dans cette même chronique que les ouvrages édités s'adressant spécifiquement aux alpinistes, n'ont pu encore s'intégrer aux mass média parce qu'ils sont trop spécialisés et n'intéressent guère le grand public. Mais si l'on considère maintenant leur rôle dans l'univers relativement clos des alpinistes, tout change : livres et revues sont les seuls moyens de communication et, par rapport à l'ensemble des alpinistes, sont assez nombreux et assez lus pour posséder le même pouvoir, la même force que les mass média vis à vis de notre société.

 
 

On peut alors se demander si le monde alpiniste, qui n'a pour s'interroger sur lui même que ses pages imprimées, n'est pas atteint par le mal dont le biologiste américain Heinz dit qu'il est celui de notre société face à son miroir de télévision et autres moyens de diffusion : "cette société est un système à sens unique dont les mass média ne cessent de parler à des gens qui ne peuvent répondre ni communiquer les uns avec les autres : il manque le "feedback", la capacité pour un ensemble agissant de se modifier en fonction des résultats de son action. C'est pourquoi le système se complexifie, se gigantise, se bureaucratise, échappe au contrôle des gens".

L'ouvrage de G. Herzog, parce qu'il tente de décrire un alpinisme désintellectualisé tel que le pratiquent bien des grimpeurs de haut niveau, le nouveau Courrier des lecteurs de la présente revue, constituent sans doute des tentatives de rétroaction. Mais elles sont trop limitées, et la question reste posée : la crise que traversent l'alpinisme et ses clubs les plus importants n'est-elle pas en grande partie due au manque de "feedback" de leurs moyens de communication ? De quoi disposent pour s'exprimer ceux qui, en montagne, constituent la base ? Ou encore, en se référant à un sujet à la mode, la Chine, où la critique à tous les niveaux est l'un des mécanismes sociaux fondamentaux : l'alpinisme d'aujourd'hui a-t-il ses "dazibao" *

* En République populaire de Chine, affiches collées aux murs servant de moyens d'information.

 

DEUX OPINIONS.

* On les entend déjà les purs de la montagne, aristocrates ou pire rêvant de l'être, souvent un peu fleur bleue, pudibonds jusqu'à préférer mettre leurs courses en chiffres plutôt que d'avouer la moindre étincelle de plaisir, on les entend déjà crier au scandale : littérature de roman photo, style de bas quartier, vocabulaire de salle de garde, pornographisme de kiosque de gare, exploitation morbide des plus célèbres tragédies alpines, dénaturisation de l'esprit montagnard ; dans tout cela où est notre montagne, la vraie montagne, celles des aubes purificatrices, de l'Effort qui élève, et de l'amitié virile posée en axiome ?

Mais justement, la vraie montagne est-elle celle des récits de courses trop nombreux où lyrisme et clichés se disputent la place, ou bien celle réellement vécue par les alpinistes où, bien sûr, on ne se prive pas de se sentir aristocrate et romantique mais où aussi il arrive à tout le monde de lâcher une bordée d'injures ou d'avoir des besoins "naturels" (ce qui laisse entendre que d'autres ne le sont pas), où les ours tendres mais mal léchés que sont bien des alpinistes, ne parviennent pas à se libérer d'une misogynie latente qui leur colle à la peau ?

C'est bien le premier mérite du livre de G. Herzog de décrire enfin cet alpinisme-ci, de faire ressortir le besoin de tant de grimpeurs de vivre leur alpinisme comme une grande plaisanterie, parfois même jusqu'à l'excès, les rivalités qui conduisent souvent au delà de la prudence, une montagne où l'on meurt comme on meurt partout : bêtement et sans héroïsme, des grimpeurs qui, même s'ils viennent souvent à l'alpinisme pour y oublier leurs déboires affectifs ou sociaux, ne sont pas tous les êtres asexués dont la littérature alpine a depuis longtemps fait ses héros.

Quant à la manière de dire tout cela, l'ouvrage de G. Herzog ramène à ce que M. Ballerini se lamentait de ne plus trouver dans les livres de montagne : la création littéraire. Que l'on déteste ces pages ou qu'on se laisse emporter avec plaisir, il reste qu'il s'agit bien ici de littérature et de roman, c'est à-dire d'une création originale par l'écriture et les procédés romanesques d'un monde peuplé de personnages cohérents et parfaitement cernés par l'auteur. Le style et le vocabulaire peuvent ne pas plaire : mais jusqu'au bout ils gardent leurs caractères propres et marquent l'ouvrage. L'outrance humoristique des techniques alpines décrites tout au long du récit (en particulier les fameux "charlots") peut paraître invraisemblable : pourtant jusqu'à son point culminant dans les dernières pages, elle parvient très bien à accentuer le côté loufoque de l'équipe conduite par Charlot, l'un des deux personnages principaux.

On peut bien sûr contester certains détails (le guide hissant seul son client inerte sur un terrain non vertical, ou les alpinistes à bout de leur réserve de gaz mais continuant à s'éclairer au lumogaz), ne pas aimer l'image de la femme alpiniste que donne G. Herzog, grincer des dents devant certaines tournures de phrases. Cela n'enlèvera rien au fait que ce livre est là, et qu'il est difficile de ne pas lui trouver du goût. Tant de livres sans saveur étouffent aujourd'hui la littérature alpine qu'il faut signaler celui ci.

Claude THEILLAY.

* Quand les éditions Arthaud ont accepté de publier l'ouvrage de G. Herzog il faut souhaiter qu'elles n'aient répondu qu'au seul objectif financier. En ce cas, il est certain qu'il sera atteint. Ce roman aura du succès. II vient à la rencontre de ce que le grand public aime : style journalistique, attrayant par sa simplicité, érotisme latent, morbidité des événements. L'amateur de belles lettres sera profondément déçu et passera difficilement le cap des 50 premières pages sans être gagné par une certaine nervosité.

Ce qui paraît plus intéressant à souligner, c'est l'amorce d'une nouvelle orientation marquée par l'ouvrage de G. Herzog dans la littérature alpine.

Jusqu'ici les livres de montagne et plus spécialement les romans s'adressaient à une certaine élite concernée directement par ce sport ; certes ils n'étaient pas interdits aux non initiés mais les auteurs ne cherchaient pas spécialement à les attirer. Depuis quelques années, le nombre croissant des ouvrages de vulgarisation, le rôle joué par les mass media en matière d'information et en particulier la radio et la télévision ont permis d'élargir le champ des lecteurs. La disparition quasi totale dans tout ouvrage de montagne de données explicatives concernant les termes techniques employés en est un des révélateurs les plus probants.

Le roman de G. Herzog s'inscrit directement dans ce sens évolutif et s'intègre parfaitement à ce que E. Morin appelle une culture de masse. La vulgarisation et la simplification du récit permettent de s'adresser à un public universel en jouant sur deux plans : la vie réelle et la vie onirique.

L'aventure de la voie Jackson est faite d'une succession d'événements empruntés à la chronique nécrologique alpine. C'est un pot pourri où l'on retrouve le drame du pilier de Frêney, la mort de Kohlmann, celle de Goussault aux Grandes Jorasses et bien d'autres encore.

Quant à la part réservée à l'imaginaire, elle est peu originale. On retrouve tous les grands mythes et archétypes de la littérature alpine. Mais ils ont été tellement utilisés que ce ne sont plus que des stéréotypes.

Et pourtant il est certain que le style familier et dynamique permettra au lecteur non averti d'être pénétré par le drame. Les héros et anti héros de ce roman sont sympathiques. En réalisant une partie de nos fantasmes, ils ouvrent les voies de l'imaginaire. Qui ne rêvera pas un peu de s'identifier à eux ?

Et c'est là que le processus paraît dangereux. On peut être inquiet à la pensée que certains grimpeurs partiront en montagne poussés par le goût du morbide et de l'élitisme qui prépare peu à la réalité des grandes courses.

Si la littérature alpine persiste dans cette voie, à quand les romans photos en montagne

Chris QUERTOU.

 

A l'occasion de la sortie du DVD du film "La Voie Jackson" (www.epidif.com - Printemps 2004), il parait opportun de reprendre ici la critique du film, parue en 1982 dans le magazine "La Montagne et Alpinisme"

 

Les griefs à l'encontre des programmes de la télévision sont suffisamment nombreux et justifiés pour que nous reconnaissions que depuis quelques mois, les passionnés de la montagne peuvent s'estimer satisfaits. L'histoire de la,, conquête des grands sommets alpins, l'évolution technique (qu'on se souvienne par exemple des Parois du Nouveau Monde), la grande fresque himalayenne plus récemment, ont démontré qu'une volonté de secouer la routine et la facilité permettait à la télévision de s'élever au rang d'un puissant instrument de culture.

Or, à l'aube du printemps, la projection, en trois séquences successives d'un film tiré de La voie Jackson par son auteur Gérard Herzog a revêtu une importance particulière.

On sait ce qu'il advient généralement d'une oeuvre littéraire transposée à l'écran, adaptation étant trop souvent synonyme de trahison. II est si facile en effet de se réclamer d'une oeuvre littéraire, d'en exploiter le titre ou la veine pour tirer de cette adaptation des effets commerciaux! Et ce ne sont pas les dernières créations inspirées des romans de Simenon qui contrediront cette observation. II faut reconnaître aussi que, même dans le cas d'une adaptation aussi fidèle que possible, la confrontation entre le texte et l'image peut être redoutable, soit pour le roman soit pour le film.

Coïncidence apparemment étrange, La voie Jackson illuminait le petit écran au moment même où reparaissait le livre, revu et corrigé. La logique voulait donc qu'on relut le livre. Pas d'ennui, pas de lassitude ? Le livre était décidément bon. Restait le film.

Ici, il convient de situer la position de l'auteur de ces lignes. Passionné de la montagne, il auraitvoulu le voir chez lui, en trois séances, tranquillement assis dans un fauteuil. Mais comme on l'avait invité pour la projection réservée à la presse, non seulement il a dû digérer sans interruption les deux dernières séquences mais encore, il s'est trouvé aux côtés de professionnels qui, pour la plupart, étaient des profanes et qui n'hésitaient pas à émettre des réflexions, pas toujours pertinentes durant la séance.

J'admets fort bien que le critique professionnel ne salue pas cette subite attention portée par la télévision à la haute montagne. Mais il me semble difficile, même si on n'est pas directement concerné, de ne pas être sensible à la beauté des images, à la spontanéité de Guy Marchand qui incarne Charlot, à la fragilité de Jackson incarnée par Marie José Neuville, à la tranquille assurance du guide, en l'occurrence Samy Frey. II faudrait être de mauvaise foi, pour contester que ce film est vivant, mené rondement au moins pendant la première partie, que les dialogues collent étroitement aux personnages.

Mes voisins réagissaient d'une curieuse manière. Une journaliste fit remarquer bruyamment (avec quelle véhémence dans la voix) que "fluet comme il l'était, le Kid devait immanquablement y laisser sa peau". J'imagine que si cette femme a ensuite consigné cette opinion dans un article, le lecteur non averti en a conclu que pour être un bon alpiniste il fallait avoir la stature de Tarzan. Elle aurait au moins dû se rendre compte que les deux autres victimes masculines, Miche et Alexandre, n'étaient pas des gringalets, Miche, surtout, comme taillé dans la masse.

Un autre ne comprenait pas pourquoi Charlot n'avait pas invité ses camarades à redescendre plus tôt "avant qu'il ne soit trop tard". Demandez donc à plus d'un grimpeur de classe : "quand faut il renoncer à poursuivre une course qui vous est chère". La réponse n'est pas toujours évidente ... .

Certes, La voie Jackson transposée sur l'écran n'est pas entièrement exempte de reproches. Autant la première partie fait preuve d'un dynamisme exaltant, autant la fin donne l'impression de s'essoufler. Je sais bien que les circonstances entretiennent ce freinage : les survivants on été choqués par les drames successifs, la fatigue s'appesantit sur leur malheureux corps et ce milieu géographique qui leur est si cher est décidément hostile. En outre, tandis qu'au début c'est un feu d'artifice d'échanges de propos souvent très pittoresques, du fait de l'épuisement général, un silence presque constant règne durant la descente. II m'a semblé également que nos grimpeurs faisaient preuve d'une certaine légèreté en se livrant à un copieux repas bien que l'issue heureuse ne fût pas évidente. En ce qui concerne le matériel et, là, je plaide coupable car j'étais tellemet captivé par l'action et par le décor que je me suis montré insuffisamment observateur il m'a bien semblé qu'ils ne portaient pas de casque protecteur. II est vrai qu'on m'objectera que tous les acrobates de la haute montagne ne se cuirassent pas le crâne. D'ailleurs, dans le récent ouvrage de Chouinard Glace et Neige on voit plus d'un spécialiste coiffé seulement d'un bonnet de laine.

Je pourrais craindre que le profane ait éprouvé une sensation de malaise devant ce drame à répétition. On en revient à l'éternel problème de la valeur du risque et ce que Maurice Herzog déclare dans le film consacré aux Montagnes Maudites de l'Himalaya ne peut qu'aviver la controverse. Pour le téléspectateur qui n'est pas tenaillé par la passion de la montagne, la mort de Jackson a quelque chose de proprement scandaleux. "La plus grande alpiniste du monde" est après tout un être fragile et si les deux survivants, pour venger sa mort, conquièrent finalement la fameuse voie qui devient "la voie Jackson", ils n'effacent pas entièrement cette impression de gâchis qui s'est ancrée dans l'esprit du profane.

Mais c'est que justement cette conquête n'est pas pure. Ils sont tellement persuadés que cette voie leur appartient qu'ils bousculent littéralement une cordée concurrente afin d'être les premiers au sommet. J'ai peur que plus d'un téléspectateur en déduise que le monde de l'alpinisme ressemble à celui des "Grandes Familles". On serait donc loin de cet univers de paladins auquel maints récits de courses de "l'entre deux guerres" nous autorisaient à admettre l'existence ?

Marius COTE COLISSON

Retour à la Page "Critiques"