CRITIQUES DE LIVRES

JOIES DE LA MONTAGNE

 

 

Réalisé sous la direction de Lucien Devies et Lionel Terray.

Réalités, Hachette, Paris.

(Revue " La Montagne et Alpinisme" - No 51, Février 1965)

Voici un très beau livre que tous les amateurs de la montagne voudront avoir dans leur bibliothèque. Lucien Devies en a écrit la préface, et Maurice Herzog la conclusion : textes courts et denses d'une haute tenue qui tentent de remonter aux sources des joies incommunicables de l'alpiniste et d'expliquer les "paradoxes déroutants" de son comportement. Une pléiade de photographes fameux et de montagnards célèbres y ont collaboré, dont les noms sont garants du sérieux et de la qualité de l'ouvrage.

Joies de la Montagne est avant tout un album d'images : images sélectionnées avec un goût sans défaut, et qui savent nous introduire dans le monde secret et enchanté de la faune et de la flore alpestre comme dans celui, minéral et inhumain, de la haute montagne. Il en est peu de banales, beaucoup d'une surprenante beauté ou d'une rare intensité dramatique. Telles, pour n'en citer que quelques unes, le saisissant portrait de Comici, l'exquis dessin japonais intitulé "l'hiver dans les Dolomites", la muraille cyclopéenne du groupe de Sella, ou encore les ombres évanescentes des membres de l'expédition française à l'Annapurna ramenant ses blessés dans la mousson. Mais comment faire un choix qui ne soit ici personnel et arbitraire?

Dans cet ensemble d'une rare qualité la lutte de l'homme avec la montagne est toujours évoquée avec un art et une sensibilité très sûrs.

Cette perfection même a, si l'on peut dire, son défaut : elle tire tout à soi aux dépens des textes. Sans doute est il entendu que le lecteur d'aujourd'hui ne lit plus : il regarde ; au plus consent-il à chercher dans le texte une explication de l'image. Regrettons-le pour lui. Sous la plume de Samivel, nous voyons s'ébattre tout un petit monde soyeux, fourré, craintif et malicieux, dont le charme nous invite à nous asseoir dans la bruyère et les vernes, à la lisière de la neige et de la forêt, sans chercher plus loin notre plaisir. Chatellus a réussi le bel exploit de nous donner en quelques pages une histoire de l'alpinisme à la fois vivante, complète et sûre, tandis que Terray et Franco nous présentent une remarquable fresque, animée de leurs souvenirs personnels, des "horizons lointains", ceux des Andes et de l'Himalaya. Frison Roche, dans le style simple et direct qu'on lui connait, et avec l'amour qu'il n'a cessé de porter aux hommes et aux choses de la montagne, nous parle des guides avec une émotion toute intérieure qui les dépouille du vêtement des fausses légendes et met l'accent sur les nobles servitudes de leur métier. A Livanos, Magnone, Cornuau, Desmaison et Hiebeler revenaient de nous parler des diverses techniques d'escalade et des joies de l'effort porté à son extrême limite. Ce n'était certes pas la tâche la plus facile. S'il est possible de décrire l'équipement de l'alpiniste et la manière de s'en servir - mais c'est bien ennuyeux, et les manuels sont faits - pour cela il l'est moins de faire comprendre l'enthousiasme de l'homme dont la vie est à la merci d'un piton ou de quelques pointes d'acier : comment exprimer l'inexprimable ? Nos auteurs ont su en général tourner avec bonheur la difficulté (pour une fois...) en mêlant habilement leurs souvenirs aux leçons du magister.

II n'est pas d'ouvrage parfait, ni de fleurs sans épines. La belle et discrète symphonie des illustrations est trop souvent rompue par des coloriages peu dignes de la qualité du livre. Peut être aussi quelques lecteurs - il en est encore - regretteront-ils une composition qui se veut résolument "moderne" et n'hésite pas à supprimer les marges, ou au contraire à abuser des blancs, sans souci du lecteur ni de l'auteur, l'un et l'autre sacrifiés à la mode du jour.

Mais ne boudons pas notre plaisir. Il est ailleurs : dans ces images admirables, dans ces textes excellents. A vrai dire, les "joies" qu'ils nous proposent sont plus souvent celles de "l'amateur d'abimes" que celles du père de famille nombreuse. Mais, comme le disait déjà Monsieur Teste : "Voyez vous, Monsieur, il ne faut pas se connaître aux délices pour les désirer séparer de l'anxiété."

R.T.M.