CRITIQUES DE LIVRES

LES GRANDS JOURS

par Walter Bonatti (traduit de l'italien par Félix Germain).

Arthaud, Paris, Grenoble.

(Revue " Montagne et Alpinisme" - N°1, 1974)

 

 

Le beau livre que voilà, richement illustré de photographies en couleur, nombreuses et d'un intérêt exceptionnel ! Et quel titre significatif !

Que nous sommes loin du premier ouvrage de Bonatti, A mes montagnes ! Est ce vraiment l'homme Bonatti qui a changé radicalement, ou bien est-ce seulement l'écrivain qui a évolué et s'est affiné au fil de ces dernières années ? Ce premier livre avait fait apparaître un Bonatti hermétique, introverti, peu ouvert au dialogue intérieur et encore moins disposé à révéler ses sentiments et les motifs qui l'ont poussé à des entreprises de réputation internationale. Il donnait l'impression d'avoir été écrit pour le grand public, qui se laisse facilement impressionner par un récit dramatique. On y découvrait un Bonatti insolite, machine à grimper plutôt qu'homme alpiniste, avec tout le cortège des problèmes inséparables de ce comportement. En somme, la recherche de l'effet à tout prix. Avec Les Grands Jours, voici que se découvre un Bonatti plus ouvert, extroverti, qui ne nous parle pas seulement de sa vie en montagne, mais aussi de sa vie au niveau des autres mortels. Il nous raconte, de façon plus humaine, moins impassible, ses dernières grandes entreprises, depuis la tragédie du pilier de Frêney jusqu'à l'ascension hivernale en solitaire de la face nord du Cervin, l'escalade de l'adieu à l'alpinisme.

 

A travers le récit l'homme apparaît dans sa vérité ; le dieu de l'impossible, l'être parfait qui ne se trompe jamais, sait aussi souffrir et affronter le dialogue révélateur avec luimême.

Ici, la poésie affleure, toute simple, émouvante, et la chose est d'importance, si l'on songe à l'ennuyeuse rhétorique d'une certaine littérature alpine. Là, avec une franchise impitoyable, Bonatti répond aux ennemis qui ont fait flèche de tout bois pour l'abattre. Mais on sait bien que dans notre société moderne les héros, quels qu'ils soient, sont gênants !

En fait, l'intérêt véritable du livre est ailleurs. Bonatti voudrait nous expliquer pourquoi il a ainsi abandonné, aussi soudainement, l'alpinisme. Il en a assez, nous dit-il, de cette ambiance artificielle de compétition, de ces gens toujours prêts à l'espionner, à l'affût de la plus petite erreur ; assez des alpinistes, mais non de l'alpinisme ; il a fait son bilan, et ses réalisations le satisfont ; désormais son intérêt se tourne vers l'exploration des terres lointaines et inconnues, car, ajoute-t-il, l'exploration est une suite logique de l'alpinisme, qu'elle complète.

Voilà ce que tu nous dis, Bonatti, mais nous ne sommes pas convaincus. Entre tes lignes perce le souvenir mélancolique et déchirant de ces "grands jours" auxquels tu as voulu renoncer. Et alors nous te demandons pourquoi, Bonatti. Pourquoi cet adieu brutal et trop précipité ?

Nous pensons qu'il est la conséquence de cet individualisme exaspéré qui t'a permis de mener à bien tes entreprises grandioses, célèbres dans le monde entier. Mais peut-être est-ce le désir inguérissable de la victoire sur toi-même qui t'a rendu esclave, qui t'a conduit jusqu'à cette frontière au delà de laquelle il ne reste rien que la recherche inconsciente de la mort. Tu as eu assez d'intelligence pour comprendre ; tu as eu le courage (le grand, le douloureux courage) de renoncer. Mais pourquoi ne pas continuer à aller en montagne sans autre ambition que d'y trouver détente, liberté, divertissement ? Serait-ce que le souvenir des "grands jours" est encore trop vivace pour que tu consentes à cette forme d'alpinisme ? Mais c'est justement ce point d'interrogation qui nous laisse perplexes et insatisfaits.

Gian Piero MOTTI.

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