CRITIQUES DE LIVRES

CE MONDE QUI N'EST PAS LE NÔTRE

 

 

par Robert Tézenas du Montcel.

Gallimard, Paris.

(Revue " La Montagne et Alpinisme" - No 52, Avril 1965)

Après vingt années de silence et de méditation, Robert Tézenas du Montcel se penche maintenant sur son passé. A lire ces pages, notre plaisir se teinte de nostalgie. Les grimpeurs de ce monde qui n'est plus le nôtre étaient-ils autant conscients de leur chance que de leur solitude ? L'auteur, qui a vécu le haut alpinisme d'entre les deux guerres, sait bien qu'aucun des modernes n'éprouvera plus tout à fait les bonheurs qu'il a connus lui même.

Chacun sait que l'histoire a besoin d'un certain recul pour juger les faits. A sa qualité littéraire, cet ouvrage ajoute donc l'immense intérêt d'apporter un témoignage et une pénétrante analyse des sentiments des alpinistes de ce temps si proche et déjà si lointain.

Certes, la plupart des raisons qui poussent l'homme vers les activités dangereuses ont une valeur éternelle, mais l'isolement matériel et moral dans lequel vivaient les montagnards jusqu'aux dernières années qui précédèrent la guerre, conférait à leurs sentiments une pureté et un désintéressement qui deviennent, de nos jours, de plus en plus rares.

Certains des chapitres de ce livre étaient partiellement connus du public alpin et - déjà célèbres - avaient été maintes fois cités dans ce qu'ils avaient de plus notable. Aucun auteur n'a été aussi loin en littérature alpine française au moins dans l'analyse des réactions de l'homme devant le péril, et nous n'hésitons pas à parler de pages immortelles. Nous atteignons ici l'un des sommets de la littérature alpine, au niveau des meilleurs chapitres de Mummery, G.W. Young ou Guido Lammer.

Les jeunes alpinistes qui liront cet ouvrage devront pourtant avoir le souci de replacer les récits dans le cadre de l'époque. Les grandes courses se dévaluent constamment, et certaines ascensions décrites ici ne sont plus au premier plan de la célébrité. Mais on doit se souvenir que la précarité de l'équipement (souliers à clous, lanternes à bougies, absence de pitons...) laissait l'homme littéralement à nu, aux prises avec les éléments. Quel moral ne fallait-il pas pour affronter le risque des bivouacs en étant vêtu à peu près comme un gentleman farmer et en se bardant de papier journal, pour aborder sans aucune assurance de longs passages de plaques raides ! La maîtrise de soi prenait alors le pas sur l'entraînement physique, parfois un peu négligé.

Plus que la réussite, importait à l'auteur l'élégance d'exécution ; le "Fair play" vis à vis de la montagne, tout un ordre de sentiments auquel la guerre de 1914 était loin d'être étrangère. A son émouvante évocation, au début du livre, nous partageons les sentiments de Robert Tézenas du Montcel vis à vis de son père et de ses aînés ; on comprend bien la réprobation encourue, à son origine, par l'usage des perfectionnement, techniques en alpinisme. Cette génération était celle des officiers français qui ne se couchaient pas sous le feu, et pour qui les risques courus en commun n'autorisaient pas le tutoiement.

Tout cela nous est exposé dans une langue pure et châtiée. L'auteur y révèle l'élégance de son esprit, la culture raffinée qui est la sienne et l'ironie délicate avec laquelle ses amis savent qu'il juge les choses et les hommes. Nous avons tendance peut être à nous laisser ici bercer par cette atmosphère alpine qui fut celle de notre jeunesse, avec le secret contentement d'en voir une peinture flatteuse, quitte à nous faire ensuite moquer par les modernes champions. C'est le risque qu'après tant d'autres Robert Tézenas du Montcel aura couru à propos de la haute montagne, mais les alpinistes qui resteront insensibles à tant d'élégante beauté n'auront vraiment pas su saisir leur part d'héritage.

Alain de Chatellus.