CRITIQUES DE LIVRES

LA MONTAGNE INTERIEURE

par Lionel DAUDET.

(Grasset 2004)

 

Voilà sans doute un livre qui fera date dans l'histoire de la littérature alpine... un livre différent, qui incite à la réflexion...

Lionel Daudet va en effet bien au-delà du récit de quelques unes des très grandes courses qu'il a réalisées : il a compris que l'homme tente toujours de gravir de la même montagne, la Montagne Intérieure...

Les courses et expéditions qu'il décrit ici sont exceptionnelles : d'abord, le Suikarsuaq, énorme "spatule" dressée au Sud du Groënland, "big wall" que l'on ne peut atteindre que par la mer.


Puis le Mont Combatant (sans faute d'orthographe...), proche de la côte Ouest du Canada, au Nord de Vancouver. Il tient à approcher cette montagne entièrement à pied, en traversant des forêts que l'homme n'a jamais visitées, par dessus le "mikado" des arbres abattus, car, dit-il (p 71) "Grimper, c'est forcément replacer la montagne dans son environnement, s'imprégner de l'état des lieux, intégrer l'ascension à venir : c'est mesurer l'infini de sa dimension et le zéro de notre petite personne". Et, évidemment, il faut porter à dos d'homme tout le matériel nécessaire à une expédition de plus de quarante jours... le retour, alors que les torrents sont gonflés par le printemps, est un enfer... "Je t'en prie, laisse-moi cette forêt sans sentier, cette montagne sans topo, cette région avec ses cartes fausses. Je m'y perdrai mais je ne m'y retrouverai que mieux et peut-être deviendrai-je meilleur." (p 124)

Enfin, la tentative à la trilogie royale : les trois ex-"Derniers Grands Problèmes des Alpes", en hiver, en solo, et par des voies directissimes... 15 jours dans les Jorasses, dont il gravit donc deux fois chaque longueur (pour s'assurer et hisser le sac), sans aucun lien avec l'extérieur : pas de radio ni de téléphone. La liaison avec Zermatt, à ski et à vélo, et la tentative dans la voie la plus difficile du Cervin, directement dans le nez de Zmutt. Une énorme tempête l'oblige à abandonner. Il redescend, parvient à se réfugier au Hörnli, où il passe la nuit la plus effroyable, alors que ses orteils commencent à dégeler... Il ne s'en était pas rendu compte. Impossible même de se tenir debout. Il perdra 8 orteils...

Lionel Daudet grimpe avec sa tête autant qu'avec son corps. Sa conception du travail changerait le monde, si elle était acceptée par tous... "Travailler, être actif, doit comme dans une ascension propulser vers le haut mais surtout ne pas aliéner l'individu" (p 22). "Je ne peux que vous dire, sans aucune volonté de vous convaincre ou de me justifier : on appréhende la montagne par ce qu'elle provoque en nous" (p 151) . "Je contemple la luminosité des roches gelées, et j'entrevois un brin de sublime, verdoyant comme une herbe. Ressentir le rugueux de la montagne. Et dans la réunion des sens, là et partout, cet état de fait, désespérément simple : aimer la vie. Et après ? Vivre. Vivre et aimer vivre." (p 175)

Et, évidemment, il défend farouchement le respect de la "wilderness" : "Il n'y a pas de traduction pour ce mot désignant une nature primaire, intacte, intouchée - pour combien de temps encore ? - de l'homme." (p 72). "Bien que disparue de notre continent, la wilderness me parait aussi vitale que la respiration pour l'être humain" (p 73). Et : "Il faudra bien un jour que l'homme comprenne combien il est important pour lui-même que des lieux vierges de son empreinte subsistent, comme autant de taches blanches sur les cartes des premiers explorateurs. Le droit au rêve, et, plus encore, le droit à l'éveil devraient faire partie de notre Constitution". (p 217/218)

Et la Montagne Intérieure ? Il en prend doucement conscience... : "Une montagne, que je distingue mal, parce qu'une partie est noyée dans l'ombre, certainement par vos bons soins. Une montagne infiniment belle, qui m'étreint dans ses bras comme une fiancée. Une montagne dont je ne pourrai jamais prononcer le nom, parce que, le faisant, elle s'évanouirait. Si, j'essaye : la montagne intérieure..." (p 150). "Au cours de ces nombreuses errances verticales il semblerait qu'une seule montagne soit gravie. Il semblerait qu'une montagne intérieure, aux contours indistincts, finisse le patchwork. Mais c'est encore bien flou : normal, la montagne dans l'ombre ne se laisse pas voir facilement" (p 158)...

Un livre qui fera date, un livre qui sera référence, un livre à lire, relire, et méditer...

Et, au fait, Lionel Daudet aime également lire... "Parce que lire est comme grimper ou rire. Une inondation d'encre sur le papier, une trace de magnésie sur le fauve du granit, un ruissellement de larmes qu'un rayon de soleil vient éclairer. Partout la même blancheur. Qui permet à l'âme de s'effondrer au chaud, dans un calme plein, dense, atomique. Comme un enfant viendrait à se blottir sous les draps" (p 262)


Daniel MASSE.

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