CRITIQUES DE LIVRES

TECHNIQUE DE L'ALPINISME

 

 

sous la direction de Bernard AMY.

Éd. Arthaud, Grenoble.

(Revue " La Montagne" - No 4, 1977)

Parler d'un tel livre en quelques lignes, semble être une véritable gageure. Peut-être est-ce tout simplement parce qu'il soulève davantage de problèmes qu'il n'en résoud. Mais, voyons d'abord ce qu'il contient. Pour simplifier, disons qu'il contient essentiellement deux types de données :

1° un exposé de différents "savoirs" dont la connaissance peut être utile aux montagnards : géographie, géologie, météorologie, médecine, droit, secourisme, photographie (partiel de l'ouvrage),

2° un essai d'analyse du "savoir faire" qui lui est indispensable, c'est-à-dire de l'art d'évoluer en montagne en toute sécurité, été comme hiver, à plusieurs ou tout seul, dans les Alpes et ailleurs (parties II à V).

Ces deux types de données s'expriment à travers deux genres de discours. L'un, dont le but est de vulgariser des connaissances provenant de vastes domaines autonomes du savoir, l'autre, dont l'objet est l'analyse de domaines encore mal définis du comportement humain dans le cadre particulier de la montagne.

Profane dans les diverses disciplines visées dans le premier type de discours, je ne puis juger les différents articles en tant que spécialiste de chacun des domaines concernés. Par contre, je puis tenter de le faire en tant qu'alpiniste, et les auteurs m'y encouragent, lorsqu'ils déclarent avoir voulu d'abord écrire pour les montagnards. Les textes qui nous sont proposés ne présentent certes pas souvent l'attrait de la nouveauté, mais les divers auteurs ont fait un net effort d'imagination pour mettre à la portée de lecteurs "moyens" des informations qui auraient pu n'être que d'austères dissertations pour spécialistes.

Ceux des lecteurs qui voudraient en savoir davantage pourront se reporter, soit aux sources qui sont scrupuleusement mentionnées (ce qui n'est pas toujours le cas dans le reste de l'ouvrage), soit à des textes complémentaires parfois donnés en référence. Faire oeuvre de vulgarisation n'est pas une tâche facile. Les divers auteurs me semblent s'en être honnêtement tirés. Nous n'insisterons pas davantage sur cette partie de l'ouvrage.

Nous nous attarderons davantage sur les parties suivantes qui concernent l'analyse du "savoir faire" ou plutôt "des divers savoir faire" que l'apprenti montagnard pourra apprendre à maîtriser.

Ici, aucune discipline bien établie ne peut servir de référence. Tout au plus, peut-on consulter quelques ouvrages que l'on pourrait tenir pour les premières tentatives d'analyser "l'art de grimper" : je pense par exemple, aux divers documents techniques publiés par l'École Nationale de Ski et d'Alpinisme, aux études réalisées par l'Union Internationale des Associations d'Alpinisme, à divers livres dont ceux de Gaston Rebuffat, au Catalogue Chouinard, etc., documents qui ne me semblent d'ailleurs pas cités en référence. Tous ces travaux n'avaient, à ma connaissance, jamais été rassemblés en un seul ouvrage, et c'est un mérite de celui-ci de l'avoir fait. Travail de compilation donc, mais aussi actualisation technique et idéologique. En somme, nous retrouvons une démarche analogue à celle de la première partie dont nous avons déjà parlé. Ce qui ne veut pas dire que tout dans ces pages soit à prendre sans réserve. Plusieurs passages pourraient être repris, discutés, comme nous y encourage d'ailleurs le maître d'oeuvre B. AMY en préface, lorsqu'il nous dit vouloir aussi faire de ce livre "une occasion de débats".

Voici un exemple : il est préconisé (p. 290 292) d'utiliser le piolet planté verticalement pour effectuer les assurages en neige. Même si cette recommandation est assortie de quelques réserves, elle me paraît dangereuse dans un ouvrage qui ne manquera pas d'être lu par des alpinistes dont l'expérience est limitée en la matière. Plus dangereuse encore ne semble être l'utilisation verticale du piolet dans l'opération de piolet éjectable pour descente en rappel (p.322 323). Dans un cas comme dans l'autre, la seule position du piolet qui me semble devoir être conseillée, est la position horizontale dans une tranchée creusée perpendiculairement à la pente, ainsi qu'on procède avec un ski (p. 292 a).

Nous pourrions citer d'autres exemples concernant par exemple les coinceurs, les hivernales, l'alpinisme lointain, etc. En fait, le débat doit rapidement laisser la place à "analyse" sous peine de devenir un discours creux.

Pour des raisons dont nous parlerons plus loin, la plupart des chapitres concernant "le savoir faire", même s'ils sont d'un grand intérêt, ne me semblent pas toujours aller à l'essentiel. En voici un exemple concernant l'alpinisme lointain.

On peut lire dans le dernier chapitre que "la désignation d'un chef d'expédition n'est pas toujours nécessaire au départ" (p. 362). En ce qui me concerne, je ne partage pas du tout cet avis, et crois qu'il est, non seulement nécessaire, mais tout à fait indispensable qu'un chef d'expédition mène l'opération du début jusqu'à la fin. Qu'on appelle le chef d'expédition "responsable", "leader", "coordonateur", "président", "secrétaire général"... ou même rien du tout si l'on veut, ce personnage, une fois cette règle admise, n'en sera pas forcément plus facile à trouver, et il sera même d'autant plus difficile a trouver que l'entreprise projetée sera plus délicate. La place manque ici pour développer une analyse qui viendrait appuyer ce qui semble n'être qu'un avis, mais cet exemple n'était donné que pour montrer de futures directions de recherches.

Dans cette section de l'ouvrage, mais sans qu'il soit toujours facile de faire la part entre les diverses composantes du texte, nous trouvons cependant "autre chose". C'est sur cet aspect de l'ouvrage que nous voudrions nous arrêter un instant.

"Codes", "principes", "règles", sont des termes qui apparaissent souvent au fil des pages. Nous pouvons même consulter pp. 244 - 245 un tableau qui ne paraîtra peut-être pas évident à tous les lecteurs. Autant de signes révélateurs d'un type de discours dont le ton se veut différent de l'ensemble dans lequel il est inséré. Vouloir donner les règles de l'art de bien se comporter en montagne c'est tenter d'élaborer cette "grammaire" (ou je dirai plutôt "ces grammaires") qui, quoique certains s'en défendent, en serait la formulation la plus réussie. Disons-le tout net : cet aspect de l'ouvrage n'est pas réussi. On y perçoit en effet diverses ébauches dont aucune n'est suffisamment développée pour acquérir une signification perceptible par le lecteur. C'est pourtant l'aspect de l'ouvrage qui est, à mes yeux, le plus intéressant en ce sens qu'il incite à poursuivre le travail entrepris ici.

Un tel travail n'a cependant aucune chance d'être mené à bien s'il est conduit avec la même méthodologie. Relisons en effet la préface. Bernard AMY nous informe que l'ouvrage est destiné à l'initiation des débutants, puis plus loin que de bons grimpeurs y trouveront également un "outil d'information". En définitive, cet ouvrage s'adresse à tous, alpinistes et même montagnards qui pourront le prendre comme "ouvrage de référence", comme "occasion de débats" et même en tant que "lieu de formalisation". Une question se pose alors : comment poursuivre autant d'objectifs à la fois ?

Cet ouvrage porte une ambiguité fondamentale. Faire la "synthèse de toutes les connaissances utiles aux montagnards" , c'est à dire, "tout dire sur à peu près tout, pour un peu tout le monde", peut ne pas manquer d'intérêt, et nous l'avons dit. C'est cependant un objectif totalement contradictoire avec celui qui consiste à élaborer une formalisation de l'action en montagne. Vouloir construire "un modèle" ou, pour parler plus justement, "des modèles" d'actions en montagne, c'est adopter dès le départ, un point de vue et un seul (par exemple : initier des débutants; ou bien : perfectionner des gens expérimentés), et donc rejeter la multiplicité dont s'accommode fort bien une encyclopédie. Violent parti-pris à partir duquel s'ordonneront diverses données qui pourraient se trouver présentes dans une encyclopédie.

Reprenons l'exemple du débutant. Une fois le livre lu, saura-t-il, ce débutant que l'on veut initier, ce qu'il doit faire pour commencer à maîtriser ce fameux art dont il est partout question dans l'ouvrage ? S'il doit alors se mettre en quête d'un "bon maître", comme cela lui est conseillé dans la préface, n'est-ce pas l'aveu d'un échec de l'ouvrage sur ce point très précis ?

Vouloir s'adresser à toutes les catégories d'acteurs en même temps, c'est s'exposer à ne parler à aucune en particulier. Une illustration frappante nous en est donnée. Le domaine alpin a été dé coupé en deux grandes catégories suivant que le terrain est "facile" ou "difficile". Ce découpage gêne quelque peu les auteurs qui renvoient souvent d'un chapitre à l'autre pour bien montrer qu'en fin de compte, l'art de grimper n'y est généralement pas très différent. Mais, que signifie pour un débutant par exemple, un tel découpage ? "Objectiver" ainsi les difficultés, comme le font tous les systèmes de cotations, est ce bien la meilleure façon de faire comprendre l'essentiel à ce débutant ? Si en fin de compte la "difficulté" n'existe pas en soi mais en référence à des personnes bien précises, le débutant devra d'abord comprendre que "le facile" pour lui n'existe pas. Le plus délicat de l'apprentissage consistera donc, pour chaque alpiniste, à acquérir une capacité de jugement "très subjective" face aux diverses données "objectives" telles qu'elles sont reflétées par les échelles de cotations; échelles dont "l'objectivité", soit dit incidemment, n'est que là résultante d'appréciations portées par des alpinistes généralement tous de bon niveau et de grande expérience.

Outre cette lacune concernant le point de départ, nous voudrions en mentionner une seconde concernant la façon dont le travail a été conduit.

Faire des inventaires sur divers aspects du réel ne manque pas d'intérêt. Cependant, ce travail "descriptif", s'il est nécessaire au premier stade de l'analyse, n'est pas suffisant, et il faut rapidement en venir à l'essentiel, que l'on pourrait appeler stade "interprétatif" ou "explicatif". Décrire les divers types de matériel, inventorier les diverses formes de prise, etc. ne nous dit pas grand chose sur l'art de les utiliser. Tout art constitue une sorte de défi à l'intelligence. L'art de grimper et de s'assurer n'échappe pas à cette constatation. Celui qui veut rendre compte d'un art quel qu'il soit, est libre de choisir le type de discours "médiateur", et ce sera une autre ceuvre d'art ou une analyse. Pour parler sommairement, vouloir faire de ce livre "un lieu de formalisation" c'était opter pour ce second type de discours. Tout discours "scientifique" obéit à des règles contraignantes qui n'ont pas été respectées ici. Nul doute qu'à l'avenir, le travail timidement amorcé en plusieurs endroits de l'ouvrage ne trouve des développements plus réussis.

Plus réussie dans cet ouvrage, me semble être l'évocation répétée de considérations "éthiques" tout au long d'un discours qui se veut avant tout "technique".

Dès la préface, nous sommes prévenus : désormais, celui qui va en montagne est moins "un alpiniste en montagne, qu'un alpiniste parmi les alpinistes". Aussi, n'est-on pas surpris de trouver dans les premières pages un "code de la montagne" qui, quoique sommaire, pourra alimenter les réflexions du lecteur, et ensuite, tout au long de l'ouvrage, de multiples allusions à ce code, ainsi qu'un chapitre entier consacré à "la bonne conduite" en refuge. On se prend alors à regretter que les auteurs ne soient pas allés plus loin en ce sens, en donnant carrément un tour "écologique" à l'ouvrage, l'écologie ici étant entendue comme effort global d'intelligence de l'essentiel.

Si l'on se demande enfin, question peut-être inutile après tout, ce que peuvent bien penser les divers auteurs du pourquoi d'une activité telle que l'alpinisme, on ne trouvera pas de réponse explicite dans le corps de l'ouvrage. Mais, là encore, dès la préface qui devrait être aussi relue comme postface, Bernard AMY nous livre son sentiment qui semble partagé par la plupart des auteurs : pour se faire plaisir.

Ainsi, en découvrant que l'alpiniste peut au retour d'une excursion se dire qu'une fois encore "la machine a bien fonctionné", on ne peut s'empêcher de penser à Sisyphe redescendant de sa montagne et dont Camus nous dit qu'il faut en fin de compte "l'imaginer heureux".

Voici pour le texte.

Un mot encore peut être sur l'iconographie. Elle est composée de croquis dûs à une plume anonyme, et de photos sélectionnées par François Valla parmi diverses collections.

A l'exception de plusieurs photos qui sont belles mais ne sont malheureusement pas mises en valeur, par les formats choisis ni la qualité de la reproduction, ces documents se veulent essentiellement didactiques. Est ce à dire que fantaisie, humour et poésie sont incompatibles avec le sérieux voulu ici? Ou encore, quelle image de l'alpinisme veut-on donner ? Celle d'une activité pénible exclusivement réservée à la fougue de jeunes athlètes mâles ? On pourrait le penser à la vue des photos. Quant aux croquis, faut-il croire que le crayon d'un Samivel ou d'un Delaunay leur aurait enlevé de leur force ?

Henri AGRESTI.