CRITIQUES DE LIVRES

IN THE THRONE ROOM
OF THE MOUNTAIN GODS

par Galen Rowell

(Ed. Sierra Club Books, San Francisco, 1977).

(Revue " Montagne et Alpinisme" N°1 - 1979)

 

 

L'expédition stade suprême de l'alpinisme ?

"Le sommet n'est rien d'autre que le rideau qui tombe sur la pièce de théâtre. Le rideau, comme l'arrivée au sommet, ne renseigne en rien sur ce qui s'est passé auparavant". L'expédition américaine de 1975 au K2 fut une expédition sans sommet : c'est justement dans l'analyse de ce qui se passe auparavant que réside l'originalité du livre de Rowell qui a l'immense mérite de briser le moule traditionnel du livre d'expédition.

Un parallèle constant est établi entre le déroulement de l'expédition de 1975 et le déroulement d'expéditions antérieures ; ainsi ce livre, loin d'être uniquement une chronique de l'expédition américaine, présente également une histoire de l'alpinisme au Baltoro. Le regard porté sur le passé permet de mieux comprendre le présent. Et Rowell va bien au delà d'un rappel chronologique des expéditions précédentes : son importante documentation étaye un passionnant travail d'analyse faisant sortir des revues spécialisées une information qui peut toucher un large public et lui donner une image moins idéalisée de ce qu'est l'alpinisme lointain, rompant ainsi, aux dires de l'auteur lui même, avec "le monde fictif créé par la grande majorité des livres d'expédition".

Comment ce projet est il mené à bien ?

 

D'abord par un procédé de distanciation vis-à-vis de la subjectivité propre de l'auteur (non pas abolie mais relativisée) qui recourt constamment aux carnets de route tenus par les membres de l'expédition lorsque survient un événement pouvant donner lieu à des interprétations différentes. De ce fait la diversité des individus et de leurs conceptions de l'alpinisme n'est jamais occultée.

Chaque étape de la lente progression vers Concordia est par ailleurs mise en parallèle dans le cours des différentes sections du livre avec la progression d'une expédition antérieure. Les divergences de vues et les affrontements entre membres de ces différentes expéditions sont abordés de manière frontale, sans pudeur ni idéalisation.

Au bout du compte l'institution expédition se trouve reconstruite comme micro-société dans ses dimensions économiques, politiques et idéologiques, et non pas présentée dans l'image qu'elle cherche à donner d'elle-même. La réalité d'une expédition émerge enfin, occultée qu'elle est dans les ouvrages habituels qui évoluent entre la chronique, le manichéisme et l'hagiographie.

Parlant des expéditions Conway et Eckenstein Crowley, Rowell met l'accent sur la dimension politique d'une expédition. Plusieurs conceptions de l'alpinisme s'affrontent : celle qui se met dans la mouvance du pouvoir et de l'ordre établis l'emporte, les autres sont attaquées, en recourant au besoin à la délation et à la diffamation, voire simplement "oubliées" de l'historiographie officielle : "Des expéditions telles que celles de Conway se sont fait une place dans l'histoire enregistrée moins par ce qu'elles accomplirent sur le terrain que par leurs opérations de relations publiques au retour... Les noms de Crowley et parfois celui d'Eckenstein furent volontairement écartés des textes." Significativement le chapitre sur Conway est suivi de celui qui relate la constitution de l'expédition américaine autour d'un leader "historique" : Jim Whiltaker.

Dès l'arrivée à Skardu une scission s'opère dans l'équipe, des affrontements se font jour qui à plusieurs reprises faillirent prendre une forme physique. Un groupe de quatre se forme ("les Quatre Grands"), qu'on pourrait appeler groupe dirigeant, et prend seul les décisions. Le processus de recherche du pouvoir et de recherche de la reconnaissance de ce pouvoir par les autres est en marche : le grand mérite de Rowell est de faire comprendre qu'on ne peut analyser ce processus en termes exclusivement psychologiques, comme basé sur des "passions" personnelles (optique idéaliste) mais qu'il est assis sur des bases matérielles : économiques (contraintes liées à la nécessité de rassembler un budget d'un million de francs), juridiques (contrats internes à l'expédition et de celle-ci avec ses différents commanditaires), politiques (situation de certains membres dans l'appareil institutionnel de l'alpinisme) : une grosse expédition ne peut être gérée en raison même des prémices de sa constitution que comme une entreprise.

Déjà sur le glacier du Baltoro le choix de l'équipe sommitale semble se dessiner sur des critères de rendement : c'est à qui portera le plus gros sac, arrivera le premier à l'étape. Certains, dont Rowell, et il le dit, ne partagent guère cette façon de voir : "Pour les Quatre Grands, toute expérience ou événement qui n'était pas directement lié à la conquête du sommet pouvait porter atteinte à l'objectif initial. Pour les autres, l'expédition était une expérience globale qui serait significatrice que le sommet soit atteint ou non". Ailleurs : "Les X... attachaient plus d'importance à leur santé et à leur sécurité qu'à la gloire d'atteindre le sommet. Peut être les X..., comme certains le suggéraient, n'avaient ils rien à faire au K 2. Mais cette attitude impliquait que nous avions défini la seule manière correcte de gravir une montagne, et de cette notion là je n'étais pas preneur. Les X... avaient perdu tout intérêt dans l'ascension à ce moment, ce qui ne serait peut être pas arrivé s'ils avaient été traités différemment." Le type d'individu que peut produire ce genre expédition est caractérisé comme suit par Rowell : "L'un des plus gros défauts de l'alpinisme d'expédition est peut-être de mettre parfois en évidence une sorte d'enthousiasme militant implacable qui foule aux pieds les amitiés, la santé et la raison. L'espace d'un temps, face aux orages, aux avalanches et aux altitudes extrêmes, les alpinistes en proie à l'aveuglement militant doivent se considérer immortels. Sans doute ne pensent-ils jamais consciemment à l'immortalité, mais de corps et d'esprit ils jouent un rôle comme s'ils étaient à l'abri de la mort. Ils sont à la recherche de ce souvenir unique, où l'espace d'un instant ils se dressent au-dessus de tout le monde, et pour être à même d'y parvenir ils tentent constamment de s'élever eux-mêmes et de rabaisser les autres."

Etant donné l'état des relations au sein de l'équipe, le temps médiocre et les retards dans le planning dû aux grèves de porteurs, la tentative sur l'arête nord ouest du K 2, qui semble d'ailleurs peu se prêter à une logistique lourde, tourne court.

De toute l'analyse de l'expédition du K 2 ressort le fait que l'expédition comme micro-société reproduit les structures de la nôtre. La sélection des plus aptes, c'està dire des plus adaptés, y est comprise et présentée comme sélection des meilleurs. Adaptés à quoi ? Au terrain, à la montagne ? Avant tout à la forme institutionnelle de l'expédition. Comme dans les entreprises "modernes" (c'est-à-dire celles qui ont compris comment gérer les nouvelles formes de conflits au mieux de leurs intérêts) il est probable qu'on utilisera bientôt des tests, prétendûment scientifiques, en fait normatifs et normalisants, pour sélectionner les membres de grosses expéditions et que des "psychologues" seront chargés sur le terrain de minimiser les pertes de rendement dues à des interactions psychologiques non contrôlées.

Faisant un bilan de l'exceptionnelle année 1975 au Baltoro, Rowell conclut : "Les expéditions qui réussirent se sont avérées être ou très flexibles ou très patientes. Les petits groupes avaient un avantage certain sur les grosses expéditions plus conventionnelles, par trop dépendantes d'énormes quantités de vivres et de porteurs... La signification des grosses expéditions décline". Notons qu'en 1977 Rowell réalisera avec une petite équipe la première ascension de la Tour Principale de Trango. Le dernier jugement de Rowell ne me paraît fondé que sur un plan de signification historique, car actuellement les appareils d'Etat ont peut-être plus d'intérêt à favoriser les grosses expéditions qu'ils peuvent mieux contrôler et dont les retombées économiques pour les commanditaires sont plus "juteuses". Ceci est particulièrement le cas de la France où ils ne financent que des opérations de "prestige". Comme ce livre tend à le montrer, nous pensons qu'on ne peut comprendre le phénomène expédition qu'en l'analysant comme microstructure sociale en liaison avec les appareils d'Etat qui le sous tendent.

Mis à part l'historique du Baltoro et l'analyse interne de l'expédition, ce qui fait le prix de ce livre c'est la personnalité même de Rowell, avec sa curiosité inlassable de tout ce qui l'entoure, sa disponibilité, son appétit de comprendre et de construire de vastes synthèses, toutes choses qui en font un des meilleurs témoins de l'alpinisme de notre temps. A propos de ce livre, qui est une véritable mine d'informations et mérite d'être traduit, il serait instructif de parler encore, entre autres, de l'étonnante personnalité de Crowley, de l'affaire Wiessner, du phénomène Herrligkofer, de l'impact des expéditions sur les structures socio-économiques des hautes vallées, tous points symptomatiques, si l'on sait les lire, de l'alpinisme comme fait social.

La réputation de Rowell comme photographe n'est plus à faire : l'iconographie est abondante et très variée. Des médaillons en noir et blanc soutiennent le texte en marge. Par contre la qualité de la reproduction couleur n'est pas toujours à la hauteur des originaux et de la qualité à laquelle les publications du Sierra Club nous ont habitués.

Deux anecdotes tragi-comiques pour terminer. A Concordia, l'expédition envoie un télégramme au Gouvernement pour se plaindre des grèves de porteurs. Réponse : "La prochaine fois, appelez la police". De retour aux Etats Unis, l'expédition doit affronter une minable cabale montée dans les sphères de l'Alpine Club : "Le bruit court que vous n'avez jamais eu l'intention de faire le sommet, mais que vous avez réussi dans votre mission de placer un système d'écoute sur ce col de la frontière chinoise"...

N'aviez vous pas encore compris qu'il existe parfois des rapports entre l'alpinisme d'expédition et la paranoïa !


David BELDEN.

Retour à la Page "Critiques"