CRITIQUES DE LIVRES

AU DELA DE LA VERTICALE

 

 

par Georges Livanos

Arthaud, Paris, Grenoble

(Revue " La Montagne et Alpinisme" - No 20, 1958)

Si l'une des formes classiques de l'humour consiste à se rallier soi même avec l'apparence du sérieux, l'art de se glorifier soi même sans trop se prendre au sérieux constitue une variante, un " négatif " en quelque sorte de la première formule, qui exige de l'humoriste un sens aigu de la mesure.

Georges Livanos, le " Grec " pour les amis et la postérité, combine l'humour positif et l'humour négatif avec un talent rare, qui ne paraît pouvoir naître qu'à Marseille chez un de ces hardis et surtout adroits navigateurs, descendance des héros d'Aristophane, frottés depuis vingt cinq siècles au bon sens celtique et à la pudeur nordique. Songez combien la barque doit être gouvernée avec précision : à bâbord, la neurasthénie, le mépris de soi même, et bientôt le mépris de son prochain ; à tribord, l'emphase, l'exacerbation à la d'Annunzio, et encore le mépris de son prochain.

Pour réussir, il faut, bien sûr, beaucoup d'amour de soi même. Il faut aussi de la modestie, mais une modestie cachée, celle qui vous monte à la gorge en vous étouffant chaque fois qu'on y pense, et qui ne reprend sa place qu'après avoir donné naissance à deux on trois chants du coq. Admirez du reste comme ce diable d'homme exécute cette vertu embarrassante . " On ne s'improvise pas modeste. Science du geste faussement innocent, du mot choisi avec soin et placé au moment opportun, la modestie est le sommet de la technique du poseur parfait ".

L'humour raillerie émaille le récit à chaque chapitre. Sancho Pansa est l'un de ses héros ; l'inconfort, la douleur, l'effort, le froid lui répugnent. " L'audace n'est pas son fort, monsieur tient démesurément à son existence, pour continuer à nous ressasser ses exploits " . Et l'on ne lit pas sans émotion le passage " Pauvre marionnette, c'est cela ton alpinisme… ".

A l'opposé, l'humour glorification est son instrument préféré. Tartarin, son deuxième modèle, est battu haut la main : c'est " la tartarinade portée à l'échelle cosmique ". Cela commence par l'aimable manie de la notoriété, chère à tant d'alpinistes. " En matière de publicité, aime-t-il dire, on n'est jamais si bien servi que par soi même" et, parlant de sa terrifiante course à la Punta di Rocca, le jour où il a " manqué d'humilité " vis à vis de la montagne, il conclut : " Si cette course, supérieurement exécutée par un Vinatzer inconnu, était jusque là restée dans l'ombre, de l'instant où je l'avais faite, on pouvait s'apprêter à en entendre parler. Si bien que, dans quelques années on ne saurait plus très exactement qui en avait réussi la première… ".

II ne nous laisse même pas le soin de lui élever une statue. Voici " l'apothéose du Grec " : " S'il n'est pas mort ce soir-là, loué, admiré, distribuant les autographes au son des bouchons de spumante qui sautaient, c'est qu'il est immortel ".
Mais sous cet habit d'Arlequin, notre homme dissimule une vraie nature d'autant plus attachante qu'il cherche à la rendre plus loufoque.

Attendez pour lire son livre d'avoir écarté toute préoccupation de votre esprit, et abandonnez-vous à son flot rocambolesque. Vous y trouverez l'expression d'une âme sensible, artiste, douée d'un talent littéraire certain. Qu'il s'agisse de peindre une montagne, un paysage, ou le style d'un grimpeur, Livanos fait preuve de sentiments délicats et de mots justes.

Son éthique de l'alpinisme n'admet aucune tricherie ; ne croyez pas à ses fanfaronnades, il n'y croit pas lui-même. Sa passion est sincère, et, lorsque exceptionnellement il s'y abandonne, le Grec sait user d'un lyrisme discret. Vous aimerez le passage qui commence par les mots " c'est une sensation curieuse de vivre son rêve, et c'est une chance que la réalité ne lui soit pas inférieure".

Des poètes antiques, Livanos a aussi gardé le goût de la personnification des objets inanimés. Un couloir, un dièdre, une face, une pierre, sont pour lui des adversaires qui ont une âme, une malignité ou une complicité. " La cheminée se met en quatre pour nous offrir ses plus belles prises. Notre désinvolture l'a t elle indisposée ? Brusquement elle nous plante là, au pied d'une grande dalle ". " Deux pitons à étrier pour atténuer une pointe d'humeur du dièdre, puis l'escalade libre reprend... Le dièdre marchande âprement ". De tels exemples abondent et constituent une originalité du récit.

Lisez entre les lignes. Toujours, sous les ricanements et les oripeaux du clown, vous retrouverez cette mesure, cette pudeur je n'ose tout de même pas dire cette humilité qui font de " Montagnes... ma vie ", " Étoiles et tempêtes " et " Au delà de la verticale " les trois meilleurs livres de montagne de notre époque.

Jacques TEISSIER DU GROS.