CRITIQUES DE LIVRES

Escalades dans les Alpes de 1860 à 1868

 

 

 

par Édouard WHYMPER (Ed. Slatkine, Genéve 1975).

(Revue " La Montagne et Alpinisme " - No 4, 1978)

 

Continuant ses rééditions des ouvrages classiques de l'alpinisme, M. Yves Ballu nous présente cette fois l'oeuvre capitale de Whymper relatant ses nombreuses " premières " dans les Alpes françaises et suisses. Penser simplement aux Écrins, à la Verte et au Cervin, situe tout de suite cette époque

Cette réédition est la reproduction photographique de la traduction publiée en 1875 par Adolphe Joanne "vice-président du Club Alpin Français "; C-E. Engel fit, plus tard de sérieuses réserves sur cette traduction. Mais M. Yves Ballu y a joint une introduction fort remarquable accompagnée de documents - certains inédits - soit de Whymper lui-même, soit de personnages qui l'ont connu ou qui ont étudié sa vie

Les ouvrages déjà parus dans la même collection dataient de la fin du XVIIIème siècle (Saussure, Bourrit) ou du début du XXème (Piaz). Celui de Whymper présentant le récit des grandes ascensions qui clôturaient l'exploration des grands sommets, la Meïje exceptée, recrée devant nous l'atmosphère si particulière, et si lointaine déjà, de l'alpinisme d'il y a près de 120 ans. On peut alors mieux comprendre les efforts et la ténacité des pionniers, et mesurer par là l'incroyable évolution des moyens, de la technique et aussi du climat social de l'alpinisme depuis le milieu du siècle passé.

Il est en effet remarquable que les sujets de Sa Gracieuse Majesté la Reine Victoria furent alors pratiquement seuls à défricher les grands sommets des Alpes, bien que leurs guides fussent bien suisses et français Ils avaient tous des fortunes suffisantes pour couvrir leurs frais importants. Le cas de Whymper est diffèrent car, s'il aborda la montagne, ce fut en quelque sorte à titre de "reporter-dessinateur" professionnel. :il était alors graveur, et l'éditeur Lungman l'envoya en Dauphiné en vue d'illustrer un livre d'alpinisme. Et lorsque Whymper se fut pris de passion pour la montagne, ses dessins furent la source des sommes nécessaires à ses expéditions. Remarquons que 1860 fut aussi l'époque des premières - et admirables - photographies des Bisson, de Tairraz, et d'autres.

La lecture des récits de Whymper nous laisse parfois pantois. Par exemple devant les fantastiques marches à pied qu'il fut amené à réaliser. Il n'empruntait aucun moyen de transport, mulets ou diligences. Qui, de nos modernes "héros du piton ", comme dit Samivel, envisagerait comme lui, d'aller à pied de Briançon à Grenoble, 111 km soit 18 heures de marche sous la pluie avec seulement quelques heures de repos à La Grave? Aller à pied de Vallouise à Chamonix, via Venosc, en passant par les cols de la Pilatte (1ère), du Lautaret, du Galibier, des Encombres et du Bonhomme, en six jours reste une autre performance même aux yeux des randonneurs actuels. Bien entendu, Whymper n'était pas alors un cas exceptionnel. Il y a quelques années, la revue du Club Alpin Suisse rappelait les prouesses d'un habitant de Thoune qui, à la Belle Époque, fit entre autres deux raids dans l'Oberland bernois, par les routes et les cols, représentant chacun, rien qu'en plan, environ 120 km couverts à pied dans la journée ! Il est très frappant de méditer l'incroyable chronologie des courses de Whymper (p. XVII-XXI). On peut en donner une idée en examinant le calendrier de ses déplacements de 1864 et 1865, au jour le jour pendant environ un mois chaque année.

Et les bivouacs? L'absence de refuges forçait nos ancêtres à bivouaquer avant chacune de leurs courses, à grand renfort de porteurs amenant couvertures et provisions. Une tente seulement pour les tentatives solitaires de Whymper au Cervin par le col du Lion. On est encore bien loin du matériel perfectionné, confortable et léger mis au point récemment. Les expéditions alpines de l'époque emportaient des provisions énormes, en liquides et en solide. Elles sont symbolisées par la gravure de Whymper (p. 247) représentant le saut de la rimaye du col de Pilatte par Reynaud accompagné d'un énorme gigot de mouton.

On ne fait pas toujours assez attention au fait que la fulgurante carrière alpine de Whymper s'acheva alors qu'il n'avait que 25 ans ! Si le récit de ses Escalades se poursuit jusqu'en 1869, et s'il fit plus tard des ascensions en Amérique, en réalité la conquête du Cervin en 1865, surtout à cause de sa catastrophe finale, fut la dernière de ses grandes premières alpines. Et la terrible secousse morale qu'il ressentit alors le marqua pour toute la vie. Il l'exprime amèrement dans les dernières lignes de son ouvrage en des termes encore d'actualité, et que les vrais alpinistes doivent toujours méditer "Grimper, si vous le voulez, mais souvenez-vous que le courage et la force ne sont rien sans la prudence, et qu'un moment de négligence peut détruire le bonheur de toute une vie ".

Whymper manie habilement l'humour britannique, comme le fera plus tard Mummery. Cela se voit surtout dans son appréciation de l'inconfort des auberges dauphinoises et aussi des curieuses habitudes de ses nombreux porteurs. Par exemple, l'arrivée à La Bèrarde, avant l'ascension des Ecrïns, du porteur chargé d'apporter la provision de cigares, et qui déclare avoir été dépouillé par des brigands (p. 214). Puis, après le bivouac sur la moraine de Bonne-Pierre, Whymper observe une fois de plus la curieuse sécheresse de l'air fréquente dans les Hautes-Alpes : l'outre imperméable contenant la veille du vin, dont les trois-quarts s'étaient "évaporés" alors que, si Whymper se servait de l'outre comme oreiller, il ne se produisait aucune évaporation (p. 215-216)... Au retour de la première de l'Aiguille Verte, il trouva au Couvercle le porteur chargé d'apporter les provisions, qui les avait toutes dévorées sous prétexte qu'il avait cru la cordée morte ! Il le punit en le ramenant au Montenvers à un train d'enfer (p. 360). Whymper raconte aussi la petite émeute qu'il souleva, de la part des guides de Chamonix, en revenant de la Verte, parce qu'il avait pris des guides Suisses. On sait que les Chamoniards, ne voulant pas croire à son succès, organisèrent, six jours plus tard, une deuxième ascension (cette fois par l'arête du Moine). Cependant, rappelons qu'avant le téléférique de la Flègére, on pouvait encore voir les registres de l'ancien chalet depuis 1833 ! Sur celui de 1865 était bel et bien signalée l'ascension de Whymper suivie à la longue-vue, et ensuite la deuxième ascension.

P. 285 est reproduite la célèbre gravure de Whymper représentant le "club de Zermatt", devant l'hôtel du Mont-Rose. Ceux qui connaissent Zermatt remarqueront que le décor n'a que peu changé depuis lors; la façade de l'hôtel est restée pratiquement telle quelle. Sur cette gravure, en plus des guides cités en bas de page 287, on peut reconnaître les grands grimpeurs de l'époque : Leslie Stephen, les Walker, Moore, Matthews, Kennedy, Tyndall, Wills, etc. Whymper lui-même ne s'y est pas représenté. On peut regretter que cet ouvrage ne contienne aucun portrait de Whymper, par exemple une des photographies faites à Chamonix en 1908 alors que Whymper avait 68 ans. On lit sur son visage la volonté, la ténacité, mais aussi une moue de désenchantement. Le tragique souvenir de 1865 l'obsédait toujours.

Il est curieux de constater (en bas de la page 203) que Whymper, en contemplant la Meije avant de passer la brèche a exprimé l'opinion que "toutes les tentatives que l'on pourrait faire pour l'escalader devront avoir lieu par le versant septentrional". C'est ce que tentera l'équipe Coolidge-Miss Brevoort cinq ans plus tard; on sait qu'ils atteignirent "seulement" le Pic Central, et que le succès de Boileau de Castelnau avec Gaspard en 1877 fut obtenu par le versant méridional.

Un long chapitre exprime les idées de Whymper sur le matériel de montagne. Ses recommandations pour l'emploi de la corde sur les glaciers étaient assez neuves à son époque. Mais à la nôtre, bien des cordées novices feraient bien de s'en inspirer encore. Il s'étend aussi longuement sur le crétinisme endémique qui sévissait alors dans les vallées retirées, notamment en Vallouise. Heureusement cela n'est plus qu'une histoire ancienne.

Il est un peu dommage que le lecteur des premières pages d'un ouvrage d'une si haute tenue et de cette qualité soit agacé par une kyrielle de fautes d'impression qu'une lecture attentive des épreuves aurait fait corriger. Page XIII, la date du dîner de l'Alpine Club est 1908 et non 1900 (cf. annexe 10).

Bernard DECAUX