CRITIQUES DE LIVRES

THE VERTICAL WORLD OF YOSEMITE

 

 

par Galen ROWELL.

Wilderness Press, Berkeley, Calitornia.

(Revue " La Montagne" - No 3, 1976)

"La vallée du Yosemite sera dans un proche avenir le terrain d'entraînement d'une nouvelle génération de super alpinistes qui iront au delà de l'aventure sur les montagnes du monde, pour y gravir les parois les plus belles et les plus difficiles"

Au moment où cette prophétie de Chouinard semble réalisée, comme en témoignent de récentes réalisations de grimpeurs américains, ce livre vient à point non pas nous expliquer le Yosemite, mais faire revivre l'époque de sa conquête.

On se dit que les alpinistes français ont beaucoup à en apprendre pour témoigner de leurs réalisations, que ce soit au moyen de l'écriture ou de la photographie... et l'édition française pour rendre compte de ces témoignages. Le caractère irremplaçable de cet ouvrage est justement celui ci : que l'escalade dans le Yosemite vienne à nous par l'écrit et l'image de ceux qui en furent les protagonistes ; c'est leur vision sans distorsion ni distanciation qui nous est livrée ici. Anthologie donc, et non histoire, Galen Rowell s'en explique dans l'introduction : "A la différence des autres sports, la grande majorité des écrits et des photographies de montagne provient des participants et non d'observateurs spécialisés."

A tous égards, Rowell est participant témoin de cette histoire sans qu'on puisse dire que l'un l'emporte sur l'autre : auteur de plusieurs premières dans le Yosemite, un des meilleurs alpinistes américains ce qui lui permet de prendre du recul sur le monde parfois clos de la vallée, il est aussi photographe réputé et auteur de nombreux articles sur les problèmes d'environnement.

Les 17 textes présentés, extraits de diverses revues, après un bref chapeau introductif de Rowell qui donne quelques aperçus historiques aidant à les situer mais sans les juger, couvrent une période allant de la deuxième ascension du Half Dome en 1884, à la controverse déclenchée par l'ascension du Wall of the Early Morning Light (ou Mur de l'Aube) en 1970. Les photos noir et blanc et couleur dont la qualité et la reproduction sont fort bonnes, ne sont pas là seulement pour "illustrer" ou "commenter" le texte selon une conception intellectualiste bien française mais constituent un discours autonome en dynamique avec lui : la mise en pages de Rowell, variée et aérée (vertu de l'espace non occupé...) n'y est pas pour rien. Quelques très beaux clichés de voies d'école ne font l'objet d'aucun article.

De ces textes, dont certains sont admirables, se dégage l'impression nette de quelque chose qui se ferme et se clôt progressivement. Après la fraîcheur des premiers récits, on sent se mettre en place, avec une méthode et un sérieux bien américains, les techniques spécifiques du Big Wall Climbing dont la première réalisation est sans aucun doute l'ascension de Lost Arrow en 1947 par Salathé et Nelson : découverte exaltante d'un terrain de jeu unique au monde. L'ascension du Nose au Capitan, qu'Harding devancé par Robbins au Half Dome, commence en 1957 marque le début d'une autre époque et représente un saut d'échelle en logistique, temps employé, matériel utilisé, et pose des problèmes concernant tout alpiniste : celui de la fin et des moyens, celui des normes : y a-t-il en alpinisme des normes neutres auxquelles tout alpiniste devrait se conformer ?

Un article de Chouinard, écrit en 1963, est une très bonne présentation générale des techniques et de l'"éthique" propres à la vallée. D'un autre article de Chouinard relatant l'ascension du Muir Wall au Capitan, où les moyens utilisés sont calculés au plus juste et où les grimpeurs sortent de justesse, ressort la modification du psychisme que peuvent entraîner de longs séjours en paroi. On peut regretter à ce propos que l'article de Doug Robinson "Le grimpeur comme visionnaire" (La Montagne, 1970) qui examine ces effets de manière détaillée n'ait pas été reproduit intégralement. Si la "vision" de Chouinard n'était pas délibérément recherchée en 1965, l'expérience visionnaire ("stopper le monde" chez Castaneda) constitue aujourd'hui une motivation essentielle pour nombre de grimpeurs et l'on peut penser que si l'exploration des montagnes touche à sa fin, celle des "espaces du dedans" n'en est, elle, qu'à ses balbutiements.

Mais le plus passionnant ce sont les hommes qui auront marqué cette période. En juillet 1964, par une chaleur torride, Harding monte avec Chouinard et Pratt à la face sud du Watkins ; style impeccable, pas de cordes fixes ni de préparation, minimum de matériel et d'eau. Le récit qu'a fait Chuck Pratt est un des meilleurs du livre, où l'on voit des personnalités tellement éloignées arriver à faire bloc devant des conditions très pénibles. Ce ne sera pas le cas dans Tis sa ack, étonnant récit où Robbins, "propriétaire du Half Dome", met dans la bouche de son compagnon les pensées qu'il lui prête : "Huit jours durant nous serons enfermés dans un sombre conflit... Quand Don me rejoignit, je fus satisfait de l'entendre dire qu'il ne pensait pas qu'il aurait pu passer. II voulait sans doute que je réponde : "Bien sûr, tu aurais pu", mais je ne pouvais céder le seul point que j'avais gagné." Ceci résume bien "l'économie psychologique" de Robbins : homme de la domination de soi, chez qui tout acte et mouvement psychologique doivent toujours être contrôlables et sont toujours rationalisés. Homme bien sûr du style, excellant sur la scène close qu'est le Yosemite dont il entend fixer les règles de jeux. Les récits, d'une écriture conventionnelle mais belle, sont à l'image de la technique et des entreprises : ils obéissent à une économie systématique du sens : très réfléchis, d'une précision quasi clinique dans l'analyse de ses propres réactions et de la psychologie de ses compagnons. Un orfèvre. Personnage aussi fascinant qu'Harding dont il est l'antithèse totale. On peut dire que les deux hommes ont dominé de leur stature toute la scène du Yosemite.

L'interview de Robbins qui termine l'ouvrage jette une certaine lumière sur sa personnalité ainsi que sur ses relations avec Harding. On ne sait que penser de la sincérité de Robbins, si elle entre dans son économie ou si elle l'effrite : "J'aimais tellement cette aura de succès que je résolus de continuer à l'obtenir, quoique j'eusse à faire pour cela... Je commençais à penser à grimper plus pour la gloire que pour le simple plaisir." Au moins a-t-il le courage de le dire. De même il aura assez de lucidité pour arrêter de cisailler les gollots du Mur de l'Aube, voie qui selon lui était un "outrage" et devait être supprimée, quand lors de la répétition, il constatera qu'"elle offre une escalade de premier ordre, d'un fort calibre" et qu'il ne s'y attendait pas... "En fait cela signifiait qu'Harding avait gagné." Prêtent encore à sourire ses déclarations sur les gollots : "Placer un piton à expansion devrait être un acte conscient de transgression que l'on accepte à contre coeur parce que c'est nécessaire... Le placement de gollots est un viol : vous chercherez à l'éviter partout où vous pourrez" ; puis, à propos de Tis sa ack : "C'était une voie qui valait la peine d'être gollotée et après un moment je commençais à y prendre une joie presque perverse."

Ce à quoi Harding aura beau jeu de répondre : "Peut être confond il l'éthique de l'alpinisme avec quelque point de morale de la prostitution... Ainsi, peut être, une voie à 100 gollots, à savoir Tis sa ack (ou une fille à $ 100 la nuit) est très convenable ; mais une voie à 300 gollots (ou une fille à $ 300 la nuit) est choquante, immorale, ou tout ce qu'on voudra."

Ailleurs il compare l'attitude de certains à l'égard des gollots à la peur et l'aversion des puritains à l'égard de la sexualité : "Les puritains, comme aujourd'hui les maniaques de l'éthique à propos des gollots, pensaient que l'activité sexuelle était non seulement une chose mauvaise mais susceptible également de devenir très populaire."
Harding apporte quelque chose d'inestimable : ce qui est au-delà de l'ordre du discours, donc de la pensée structurée, et qui sans cesse oblige celle-ci à se remettre au creuset. II est une force de dérangement salutaire devant laquelle par exemple toute la machinerie logique de Robbins se casse.

"Une autre journée touche à sa fin. Tous les vieux grimpeurs rangent leurs jouets et leurs jeux." L'épopée est terminée dans la vallée, le temps des prêtres semble venu, mais le sourire diabolique de Harding flotte encore dans la nuit, aussi énigmatique que celui du chat du Cheshire de Lewis Caroll.

David BELDEN.