LA FOLIE DU K2

2 - La montagne des Italiens

Lundi 27 août 2001 (LE MONDE)

Le 31 juillet 1954, une expédition italienne parvient enfin à atteindre le sommet du mythique K2, deuxième du monde après l'Everest. La "conquête", soufflée aux Américains, enflamme la Péninsule. Pourtant une ombre plane sur le triomphe.

Si Henry Haversham Godwin Austen avait eu un patronyme un peu plus simple, le K2 n'aurait peut-être pas gardé ce nom qui claque, ce sigle qui ressemble à une formule chimique, ce "symbole magique, presque extraterrestre" qui fascina le jeune Walter Bonatti. Comme le Peak XV est devenu l'Everest, le K2 aurait dû s'appeler "mount Godwin Austen". Godwin Austen (comme George Everest) était officier du Survey of India, entendez un gentleman qui a consacré sa vie à se geler sur des glaciers inconnus pour coller son oil derrière d'éléphantesques instruments de mesure, à dicter des pages et des pages de chiffres, explorer des vallées inconnues déguisé en indigène, à se laisser ronger par la malaria pour apporter sa pierre à cette entreprise démesurée, l'établissement d'une carte détaillée du sous-continent. Partis du sud de l'Inde en 1808, les officiers du Great Survey ont progressé à pas de fourmi. L'Everest (Peak XV) n'est identifié qu'en 1848 et le K2 huit ans plus tard, après un demi-siècle de travail !

Ainsi, par un matin clair de septembre 1856, depuis un sommet distant de 250 kilomètres, ont été identifiés "deux beaux sommets qui s'élevaient bien au-dessus du reste de la chaîne du Karakoram". Les géographes de Sa Majesté, étant gens de logique, les deux premiers sommets du Karakoram sont baptisés K1 et K2. Le K1, au sommet en forme de bec d'oiseau, retrouvera son nom balti, Masherbrum. Mais le K2, totalement invisible depuis les régions habitées au sud, n'a jamais été nommé. En 1861, Godwin Austen (aquarelliste et lieutenant-colonel, auteur de la première carte de la région) est le premier Occidental à apercevoir la montagne : on la baptise de son nom, puis on essaiera plusieurs noms utilisés par les Baltis : le K2 s'appellera Akbar, puis Babar, puis Chogori (la "grande montagne"). Chogori sonne bien - on entendrait presque l'ogre... -, mais il ne s'impose pas.

Inusité Chogori, enterré Godwin Austen. Reste, pour consoler le surveyor, le glacier Godwin Austen, dans les crevasses duquel on retrouve parfois les corps d'alpinistes tombés du K2 - on y reviendra.

La phonétique, donc, a tranché. Et une logique involontaire : avec ses 8 611 mètres d'altitude, le K2 est le deuxième plus haut sommet du monde après l'Everest (8 850 mètres). Avec les années, ce nom qui le met à sa place devient universel. Chacun se l'approprie dans sa langue. Les Baltis, colonisés par les Anglais, ont adopté Kétou ; aux États-Unis, prononcé "kay two", c'est aussi une marque de skis ; les Français ne découvrent le "cas deux" qu'en 1979. En allemand, il se prononce moins bien, d'ailleurs les Allemands préfèrent le Nanga Parbat...

En italien, le martial K2 devient Cappadue, doux et chantant. Et, de l'autre côté des Alpes, cette musique-là est familière. Dès 1909, Louis Amédée, duc des Abruzzes, s'est rendu au pied de la montagne géante avec trois cent soixante porteurs. Le duc, accompagné par une cohorte de scientifiques et de guides valdôtains, a identifié la voie d'ascension la plus logique : l'éperon sud-est, connu depuis sous le nom d'arête des Abruzzes, a été exploré jusqu'à plus de 6 000 mètres d'altitude. Le photographe Vittorio Sella a rapporté les premières photos, sublimes, de la montagne, et le duc, un record d'altitude. Le 18 juillet 1909, en plein brouillard, il a atteint 7 500 mètres d'altitude, ratant de peu le sommet du Chogolisa (il faudra attendre 1922 pour que les Anglais fassent mieux, dépassant 8 300! mètres sur les pentes de l'Everest).

Chez les Italiens, l'exploration est affaire de têtes couronnées. En 1929, c'est Aymon de Savoie, duc de Spolète, qui conduit une nouvelle expédition dans le bassin du Baltoro. On est loin du fantasque Irlandais Aleister Crowley, poète, magicien, héroïnomane et zoophile, qui s'est distingué en 1902, lors de la première véritable tentative d'ascension, en menaçant un compagnon d'un revolver, à 6 000 mètres d'altitude ! (Ce fut le premier signe tangible de folie sur le K2, il y en aura d'autres à l'avenir, aux conséquences plus dramatiques.)

En 1953, le Cappadue connaît en Italie un retour de flamme. A la fin de l'été, Charles Houston et les miraculés de l'expédition américaine (ils ont survécu à une chute mémorable et à dix jours de tempête en haute altitude) croisent à Rawalpindi un petit groupe en partance pour une reconnaissance du glacier du Baltoro. Il y a là Ricardo Cassin, qui reste, après sa splendide première de 1938 dans la face nord des Grandes Jorasses, l'un des plus grands alpinistes du moment. Et Ardito Desio, géologue, passionné d'exploration. En 1929, membre de l'expédition du duc de Spolète, il est tombé sous le charme du K2, à lui révélé un jour de mauvais temps, comme un appel irrésistible : "Une gigantesque pyramide de glace et de roche apparaissait dans une déchirure de la brume, comme si elle était suspendue aux nuages. Un panache blanc de tourmente s'élevait de la cime comme un drapeau au vent." Depuis, il n'a de cesse d'y planter son drapeau, celui de l'Italie.

En cette année 1953, tandis que l'Everest tombe aux mains de la couronne britannique et que les Américains échouent pour la deuxième fois au K2, Ardito Desio, soutenu personnellement par le premier ministre De Gasperi, pressent, à cinquante-six ans, que la réalisation de son rêve tricolore est à sa portée. Et c'est peu de dire que l'Italie est derrière ce petit homme cassant, que ses compagnons, au camp de base, surnommeront le "Ducetto"... Dans le Corriere della sera du 6 octobre 1953, Dino Buzzati accorde son "investiture morale pour l'assaut de l'Himalaya", ce "monde terrible et sauvage où il y a de la gloire disponible pour tous". "Aujourd'hui, poursuit l'écrivain alpiniste, ce sont les Français à l'Annapurna ou au Fitzroy, les Anglais à l'Everest, les Allemands au Nanga Parbat, qui font parler d'eux. Maintenant, c! 'est à notre tour, nous, les Italiens."

A l'automne, le premier ministre pakistanais, Mohammed Ali, écrit à son homologue De Gasperi pour lui annoncer que le permis pour le K2 est accordé. Pendant l'hiver, Ardito Desio, autoritaire et fin politique, organise son expédition tambour battant. Il réunit la centaine de millions de lires nécessaires, écarte Ricardo Cassin, qu'on lui avait adjoint comme chef des alpinistes, sélectionne une cinquantaine de grimpeurs et, après une batterie d'examens médicaux, en retient onze, les envoie s'endurcir et tester le matériel par - 25degrés sur les pentes du Cervin et du mont Rose. En 1938 et en 1953, l'Américain Charles Houston avait organisé ses expéditions en alpiniste, avec une sobriété de moyens qui le fait aujourd'hui apparaître comme un précurseur. Desio, lui, mène croisade et ne laisse rien au hasard. Si le chargement n'est pas héliporté jusqu'au pied de la montagne, ce n'est pas faute d'y avoir pensé. Seulement, les appareils de l'époque ne sont pas encore prêts pour ça.

Fin avril, les 13 tonnes de matériel sont à Rawalpindi. Fin mai, grâce au travail de sept cents porteurs, l'expédition est à pied d'ouvre au camp de base, où s'empilent quelque 200 cylindres d'oxygène, des caisses de vivres, des rangées de chaussures de montagne, de bottes en peau de renne. Les premiers camps d'altitude sont installés, un treuil permet d'approvisionner directement le camp 3. Le 21 juin, la mécanique se grippe : à 6 100 mètres d'altitude, bloqué au camp 2 par le mauvais temps, Mario Puchoz meurt d'un odème pulmonaire. Puchoz est enterré le 26 juin au pied du mémorial Gilkey, érigé l'année précédente par les Américains, où plusieurs dizaines de plaques hétéroclites s'accumulent aujourd'hui.

L'expédition vacille mais ne plie pas bagage. La noria des alpinistes reprend. Fin juillet, huit camps d'altitude s'égrènent sur l'arête des Abruzzes. C'est dans le plus haut d'entre eux, le camp 8, à 7 627 mètres d'altitude, que l'on retrouve les protagonistes du dernier acte, au soir du 29 juillet. Il y a là Pino Gallotti, qui, la veille, s'est sorti par miracle d'une chute de 50 mètres, Achille Compagnoni, le protégé de Desio, qu'un ordre du jour désigne comme leader de la cordée d'assaut, Lino Lacedelli, un colosse, et Walter Bonatti, le benjamin de l'expédition, qui vient de fêter ses vingt-quatre ans et s'impose déjà comme l'un des meilleurs alpinistes du monde.

Compagnoni et Lacedelli ont vécu une journée épuisante, ils n'ont gagné que 100 mètres et sont redescendus sans avoir pu installer le camp 9. Les alpinistes sont usés par un mois passé en altitude, mais le sommet du K2, 1 000 mètres au-dessus, semble désormais tout proche. Pour qu'un assaut soit possible le surlendemain, il manque cependant l'ingrédient clé : l'oxygène. Six cylindres, soit deux fardeaux de 19 kg chacun, qu'ils ont abandonnés quelque 200 mètres plus bas, incapables de les monter. La stratégie suivante est donc arrêtée : Bonatti et Gallotti descendront chercher l'oxygène et le porteront jusqu'au camp 9, que Lacedelli et Compagnoni établiront plus bas que prévu pour que les "porteurs d'oxygène" aient une chance d'y arriver.

Le 30 juillet, les choses se déroulent d'abord selon le plan arrêté. Redescendu tôt le matin, Bonatti est rejoint par Erich Abram et par Mahdi, le plus costaud des porteurs hunza. Se relayant, les trois hommes progressent avec leur fardeau vers la cordée de tête. Ce qui arrive alors est devenu l'enjeu d'une telle bataille qu'il est difficile de le raconter de façon neutre. Essayons cependant.

Vers 6 heures du soir, Abram, sentant ses pieds geler, fait demi-tour. Bonatti et Mahdi ne parviennent pas à rejoindre le camp 9, à 8 100 mètres d'altitude. Sans aucun équipement, ils sont contraints à un terrible bivouac auquel ils parviennent à survivre, au prix de graves gelures aux pieds et aux mains pour Mahdi.

Au matin, Lacedelli et Compagnoni trouvent les bouteilles d'oxygène. Au terme d'une journée historique, ils parviennent au sommet peu avant les derniers rayons du soleil, le 31 juillet 1954 à 18 heures. Le lendemain, les compagnons restés au camp 8 ne seront pas de trop pour aider à redescendre les deux conquérants, épuisés. Compagnoni, gelé aux mains, sera amputé de plusieurs phalanges.

Transmise par radio, la nouvelle de la "conquête" enflamme l'Italie. Avec un art consommé du suspense, Desio a tenu secret le nom de la cordée victorieuse, mais, dès le 4 août, dans le Corriere, Buzzati, d'ordinaire peu enclin au lyrisme, imagine leur "extase merveilleuse, due à la conscience d'avoir bien mérité de la patrie", "cette soudaine paix intérieure après tant de tension et tant d'angoisses, et le souvenir de leur maison lointaine, et, attaché au piolet, le petit drapeau tricolore qui flotte enfin !" "Ils ont vaincu, poursuit Buzatti. Cela faisait des années que les Italiens n'avaient pas appris une nouvelle aussi exaltante." "Jusqu'à ceux qui avaient oublié ce qu'est l'amour du pays ont ressenti quelque chose dont nous avions perdu l'habitude, un choc, une palpitation, une satisfaction pure et désintéressée."

Avant de comprendre certains silences, et le parfum de tabou qui flotte, aujourd'hui encore, autour de ce mythe national, il faut prendre la mesure de l'enthousiasme, du délire, qui submerge l'Italie pendant plusieurs mois. Oubliés le calcio et le vélo, la défaite, la honte du fascisme, l'humiliante dette envers l'armée américaine qui libère ou occupe (rappelez-vous La Peau, le mépris pour Naples et ses putains, "Shut up Malaparte !"). Au K2, l'Italie pouilleuse a pris sa revanche sur l'Amérique. L'Italie se retrouve autour de la cordée victorieuse. Lorsque l'expédition débarque à Gênes, en septembre, une foule de quarante mille personnes est massée sur les quais. Compagnoni et Lacedelli, dont les noms ne sont solennellement dévoilés qu'à l'hiver, sont reçus par le pape, le président de la République. Italia K2, le film de l'expédition, reçoit un succès colossal, 53 copies circulent... La photo du sommet devient une icône. Il faut la regarder de près. Lacedelli (la silhouette bizarrement déhanchée, à gauche : ayant enlevé ses gants pour prendre une photo, il a glissé ses mains dans ses poches) et Compagnoni s'y font face, réunis par un montage. A leurs pieds, à côté du fameux fanion tricolore, qui flotte sur le piolet, est posé un appareil à oxygène. Les deux héros disent avoir effectué les deux dernières heures d'ascension sans oxygène, depuis 8 400 mètres d'altitude, mais sans se débarrasser du fardeau des bouteilles. Dans la vague d'enthousiasme de l'époque, c'est un exploit de plus. Son incohérence ne choque personne.

Et pourtant, c'est une faille décisive, une tricherie contre laquelle une seule voix s'élèvera, celle de Walter Bonatti. Car, dit aujourd'hui le grand alpiniste, "derrière ce faux historique, il y a un homicide raté"...

Charlie Buffet

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