LA FOLIE DU K2

3 - La colère de Walter Bonatti

Mardi 28 août 2001 (LE MONDE)

Quarante-sept ans après la "victoire" italienne sur le K2, Walter Bonatti dénonce la trahison dont il fut victime, ce 31 juillet 1954, abandonné dehors en pleine nuit, à 8 100 mètres d'altitude. Un quasi-homicide, qui a forgé une âme.

Walter Bonatti est un volcan assoupi. Il vient d'avoir soixante et onze ans, cela se voit à ses cheveux blancs et à quelques rides autour de la bouche, c'est tout. Trois décennies de voyages et de grands reportages pour le magazine Epoca lui ont conservé une silhouette sèche, presque adolescente. On reconnaît ses mains, des serres d'aigle que Paris-Match montrait en gros plan, crispées sur des prises glacées du Cervin, lorsque, en février 1965, il faisait ses adieux au grand alpinisme. Il bouillonne d'énergie contenue, de mouvement contrarié. Ce soir de juillet 2001, dans son jardin qui domine le lac de Côme, les moustiques attaquent. Les mains claquent, tellement puissantes qu'on a le sentiment qu'un éléphant subirait le même sort.

Walter Bonatti n'avait plus accordé d'interview depuis sept ans. Sa colère s'est réveillée un soir d'avril lorsque, devant son poste de télévision, il a vu Ardito Desio, le chef de l'expédition italienne au K2 en 1954, reçu en grande pompe au Quirinal pour son 104e anniversaire. Aussitôt il a bondi sur sa vieille Olivetti et tapé une lettre d'une page au président de la République, Carlo Azelio Ciampi : "Monsieur le Président, au nom de l'estime que je vous porte, je tiens à vous informer sur le faux historique contenu dans les relations officielles de la conquête du K2..." La réponse du Quirinal ? Un mois plus tard, dix lignes du secrétaire général de la présidence. "Une gifle", dit-il, un signe de plus de l'indifférence de ses compatriotes aux mensonges qui entourent l'histoire officielle de la conquête du K2, aux calomnies dirigées contre lui : "Le monde entier est indigné, dit-il, mais nous, Italiens, les choses nous glissent sur la peau comme de l'air frais."

Des mensonges ? Reprenons le fil de l'histoire. En 1954, Walter Bonatti a joué un rôle essentiel dans la conquête du K2 en transportant les bouteilles d'oxygène indispensables pour tenter, le 31 juillet, un assaut de la dernière chance. Mais lorsqu'il est arrivé près du camp 9, que ses deux compagnons avaient placé beaucoup plus haut que ce qui avait été prévu la veille, Bonatti a senti l'angoisse monter : la nuit tombait, Lino Lacedelli et Achille Compagnoni, il en était sûr, l'entendaient, mais ils ne répondaient pas à ses appels. La perspective de passer une nuit dehors, à 8 100 mètres d'altitude, rendait à moitié fou Mahdi, le porteur pakistanais qui l'accompagnait. Bonatti raconte ce moment tragique, et s'échauffe : "Nous avons hurlé, nous les avons insultés. Hors de moi, j'ai fini par leur lancer : quand je redescends, je vous dénonce..."

D'une voix forte et rapide, il mime les dialogues, ne s'interrompant que pour glisser, ça et là, un commentaire. "Au bout de quelques minutes, la lumière s'allume, non loin. - Moi : pourquoi ne vous êtes-vous pas montrés avant ? - Lacedelli : tu ne crois pas qu'on va rester dehors toute la nuit à se geler pour toi. Tu as l'oxygène ? - Oui. - Laisse-le et redescends. - Nous ne pouvons pas. Moi je pourrais m'arranger, mais Mahdi non, il ne se contrôle plus. A ce moment-là, Mahdi, comme hypnotisé par la lumière, s'est lancé dans les pentes impraticables qui nous séparaient d'eux, en hurlant : - No good, Compagnoni Sab, no good Lacedelli Sab. Le pauvre, c'est tout ce qu'il savait dire. Et il s'est gelé les pieds et les mains... Ensuite, la lumière s'est éteinte. Je m'attendais à ce qu'ils mettent les crampons et viennent nous aider. Mais rien. Nous avons encore hurlé, nous les avons maudits, lâchant tout ce que nous avions sur la langue, mais ils ne se sont plus montrés. Si nous sommes vivants aujourd'hui, nous ne le devons qu'à nous-mêmes."

Walter Bonatti s'apaise, laisse passer un moment de silence, puis conclut : "Cette nuit-là, je devais mourir. J'ai espéré que, redescendus au camp de base, mes compagnons viennent vers moi et s'excusent d'une claque sur l'épaule : "Désolés Walter, on a fait une connerie." J'étais jeune et naïf ! Non seulement ces excuses ne sont jamais venues, mais mon silence a permis que s'impose cette version officielle injuste et fausse sur certains points essentiels."

Car d'abord, Bonatti s'est tu. Un contrat signé avant le départ lui interdisait tout récit et toute interview pendant deux ans. Mais eût-il parlé que, dans la vague d'euphorie patriotique qui suivit la conquête du K2, sa voix n'aurait sans doute pas été entendue : dans la victoire de la "squadra azzurra" (onze grimpeurs !), l'exploit individuel d'un grand solitaire de l'alpinisme n'avait pas sa place.

En 1961, il publie A mes montagnes, qui va devenir le livre culte d'une génération d'alpinistes. Il y raconte pour la première fois son hallucinante nuit de bivouac, blotti sur une banquette creusée dans la pente de neige, où il tient tout juste assis, au côté de son compagnon Mahdi, à demi-fou d'angoisse et de douleur. Il raconte ces heures suspendues, par - 25 degrés, la tourmente qui se lève, le blizzard qui étouffe, le trou creusé dans la neige pour y enfouir sa tête (un vent de 70 km/h par - 25 degrés procure la même sensation de froid que - 60 degrés en air calme). Et surtout cette incompréhension : pourquoi ses compagnons l'ont-ils abandonné à une mort quasi certaine ? Il conclut son chapitre sur le K2 par cette phrase : "Cela marque au fer rouge l'âme d'un jeune homme et déstabilise son assiette spirituelle encore insuffisamment affermie."

Compagnoni et Lacedelli ont-ils caché leur tente pour rester hors d'atteinte de Bonatti et l'écarter du sommet ? Tous deux, bien sûr, le nient catégoriquement. Mais, avant de leur donner la parole, une mise en garde s'impose : il est excessivement difficile d'imaginer ce que l'on éprouve à ces altitudes - la fameuse "zone de la mort" de Reinhold Messner où, au-delà de 8 000 mè-tres, le nombre de ceux qui ont survécu plus d'une nuit se compte sur les moignons d'une main. Liquéfaction physique, migraines, état cotonneux voire halluciné, angoisse..., les alpinistes éprouvent tous ces symptômes à plus ou moins forte dose. Il faut se garder de juger ce dialogue comme les répliques d'une tragédie prononcées sur une scène de théâtre.

Lino Lacedelli a soixante-seize ans. Il possède un magasin d'articles de sport à l'enseigne du K2 à Cortina d'Ampezzo, dans les Dolomites. Il répond à nos questions au téléphone, le 14 juillet au soir, de retour d'une randonnée en montagne. Sa voix est assurée, il garde un souvenir précis de cette journée : "Lorsque nous sommes arrivés à l'endroit prévu pour le camp 9, il nous a semblé très dangereux", car exposé aux chutes de séracs. La cordée de tête a donc poursuivi vers un éperon rocheux. Lacedelli se souvient avoir vu, dans l'après-midi, trois petits points montant depuis le camp 8, mais il est formel : ils étaient alors beaucoup trop loin pour qu'il puisse s'en faire entendre (Erich Abram, l'un de ces "petits points", nous a confirmé que lui et Bonatti ont bel et bien appelé Lacedelli, et que celui-ci a répondu : "Suivez les traces" d'une voix calme, montrant qu'il entendait parfaitement. Abram, dont les pieds gelaient, avait ensuite fait demi-tour).

Lacedelli ne se souvient avoir entendu des appels qu'à la nuit tombée. Il était alors installé dans la tente avec Compagnoni et insiste : la tente était minuscule, incapable d'accueillir plus de deux personnes (Bonatti rappelle qu'ils ont dormi à cinq le lendemain dans une tente à peine plus grande). Tous deux avaient d'ailleurs les pieds qui en sortaient. "Entrer et sortir de cette tente, explique-t-il, ce n'est pas comme ouvrir et fermer une porte. Ça nous demandait de véritables contorsions." Dialoguer, précise-t-il à plusieurs reprises, est difficile à ces altitudes : on tousse continuellement et le vent emportait certains mots. Il ne reconnaît ni plus ni moins que ce qui se trouve dans le récit officiel de l'expédition : il a dit à Walter Bonatti de laisser les bouteilles d'oxygène et de redescendre. N'ayant plus rien enten! du, il a pensé qu'il était effectivement descendu. Il ajoute que Bonatti a fait "un sacrifice, un effort exceptionnel".

Achille Compagnoni, quatre-vingt-sept ans, gère un hôtel qui porte son nom au pied du Cervin. Il répond à nos questions le 13 juillet, au téléphone, assisté de sa femme. Son récit est le même que celui de Lacedelli, mais plus brouillon. Il se montre incapable de reconnaître le moindre mérite à Bonatti, mieux, il l'accuse encore : "Si Bonatti avait raisonné un peu, il aurait dû redescendre." S'il a été contraint au bivouac, "c'est parce qu'il a passé beaucoup trop de temps à se reposer au camp 8". Et, repris par la colère, Achille Compagnoni s'étrangle : "Je suis fier de ce que j'ai fait. Aujourd'hui encore, le K2 est une montagne italienne. Bonatti se permet de jeter de la boue sur les héros."

Pour comprendre les sous-entendus dont il émaille ses invectives, il faut remonter à... un article de 1964. Le 26 juillet, la Nuova Gazetta del popolo titre : "La vérité sur le K2". Le journal explique que c'est pour précéder Compagnoni et Lacedelli au sommet que Bonatti avait bivouaqué, volontairement, à l'écart de leur tente. Qu'il avait utilisé une partie de l'oxygène pendant la nuit pour lutter contre le froid (après l'ascension, Lacedelli et Compagnoni avaient expliqué que l'oxygène s'était épuisé deux heures avant qu'ils arrivent au sommet : le "vol nocturne" de Bonatti expliquerait cela). Ainsi, la folle ambition de Bonatti était seule responsable des amputations subies par Mahdi...

C'était, bien entendu, un tissu d'incohérences : personne, à l'époque, n'avait survécu à un bivouac à plus de 8 000 mètres ; s'y exposer volontairement aurait été suicidaire de la part de Bonatti. Les masques à oxygène étaient en possession de Lacedelli et de Compagnoni : sans eux, Bonatti ne pouvait pas utiliser le précieux gaz. Bonatti intente un procès en diffamation et gagne. Devant le tribunal de Turin, l'auteur de l'article désigne sa source : Achille Compagnoni !

La justice a donné raison à Bonatti. Mais, dans le récit officiel, des mensonges demeurent. Pendant vingt ans, l'alpiniste ronge son frein. En 1984, le Club alpin italien annonce préparer les festivités du trentième anniversaire "en se basant sur les récits officiels". Bonatti explose et publie un livre : Processo al K2(Le procès du K2), où il démonte le mensonge de la cordée victorieuse. C'est un travail convaincant, mais il manque la preuve : elle sera apportée, près de dix ans plus tard, par... un médecin australien. Robert Marshall, chirurgien à Melbourne, s'est passionné pour l'histoire de Bonatti. En 1993, il retrouve le récit de l'ascension par Ardito Desio dans une revue suisse. Une photo représente Compagnoni au sommet du K2, avec un masque à oxygène. Ainsi, les deux héros ont menti : ils avaient encore de l'oxygène lorsqu'ils sont arrivés au sommet.

Compagnoni se défend encore, Pinocchio courroucé. Le masque, au sommet, devait protéger son visage du froid (il lui aurait garanti, si les bouteilles avaient été vides, un étouffement immédiat !). Et Lino Lacedelli, lorsqu'on lui oppose ses incohérences, tranche : "Peu m'importe si ce n'est plus crédible, c'est écrit !"

Pourquoi cet acharnement des deux vainqueurs du K2 à nier l'évidence, retranchés derrière la vérité officielle ? Il n'est pas très compliqué d'imaginer ce que représenterait, à trois ans du cinquantième anniversaire de la conquête, un aveu sur le faux de l'oxygène. Si Lacedelli et Compagnoni ont menti sur un volet important de leur récit, il devient impossible de ne pas rouvrir le dossier et réexaminer leur attitude lors de cette nuit terrible. Et cela, on comprend que ni les intéressés ni, surtout, Ardito Desio ne veulent en entendre parler. Lorsque nous avons sollicité Ardito Desio, sa fille nous a déclaré : "On ne dérange pas un homme de cent quatre ans pour ces choses-là."Et lorsque nous avons insisté, rappelant la gravité des accusations, elle a tranché : "Le président de la République a répondu en l'invitant au Quirinal."

Walter Bonatti, qui prépare avec l'éditeur chamoniard Michel Guérin l'édition française de son livre sur le K2 (ainsi qu'une réédition de Montagnes d'une vie), a repris son combat de quarante ans contre le "faux historique". Pour lui-même, il n'attend plus rien de cette histoire. "Mon caractère a changé dit-il. Au retour, je n'avais plus confiance en rien ni personne. Et, surtout, je n'avais plus confiance en moi-même." De cette dépression dont il parlait dans A mes montagnes, il est sorti en ouvrant, à l'été 1955, le pilier qui porte son nom aux Drus. Six jours de solitude pour tracer une ligne idéale, l'une des plus belles aventures jamais vécues - et racontées - en montagne.

"Au K2, dit-il, je devais succomber ou devenir plus fort." En survivant à cette nuit de cauchemar, à 8 100 mètres d'altitude, il est devenu Bonatti.

Charlie Buffet

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