LA FOLIE DU K2

4 - Un été meurtrier

Mercredi 29 août 2001 (LE MONDE)

Entre le 23 juin et le 4 août 1986, 27 alpinistes ont atteint le sommet de la "montagne des montagnes", soit plus en quarante jours que depuis la première ascension mais 13 sont morts. Un même scénario fatal se répète jusqu'au vertige.

C'est peut-être le 3 mai 1986 que tout a commencé à marcher de travers pour Maurice et Liliane Barrard. Ils étaient deux himalayistes, lui quarante-quatre ans, éducateur spécialisé, elle trente-sept ans, kinésithérapeute. Deux ans auparavant, ils avaient décidé de ne plus se consacrer qu'à leur passion : gravir en couple des sommets de plus de 8 000 mètres, "main dans la main", disaient-ils.

Ce 3 mai, Maurice Barrard a oublié sa sacoche dans le taxi entre Rawalpindi et Islamabad. Elle contenait 100 000 francs en liquide, la moitié du budget de l'expédition. En catastrophe, ils ont fait un emprunt à New York, depuis le Pakistan. La mésaventure n'est-elle restée pour eux qu'une péripétie ? Rien n'est plus dangereux dans l'Himalaya que l'obligation de résultat. Dans la bulle qui protège le sommet du K2, chaque alpiniste se replie sur soi, à l'écoute de ses limites physiques et de la voix intime, en prise directe avec l'instinct de survie, qui dicte la conduite à tenir. Dans ces moments-là, tout ce qui parasite ce dialogue intérieur (toute pression venue du monde d'en bas : argent, médias, sponsors, gloire...) peut être l'équivalent d'une condamnation à mort.

Cet été-là, au K2, il y a beaucoup de monde, beaucoup d'appétits. Le Pakistan, soucieux de montrer qu'il contrôle cette région du Cachemire alors que le conflit avec l'Inde se rallume (le glacier de Siachen, siège de la "guerre la plus haute du monde", n'est qu'à 40 km à l'est du K2), joue de sa montagne symbole : pas moins de neuf expéditions sont autorisées sur le seul versant sud. Pendant quinze ans, de 1960 à 1975, pas un seul alpiniste n'avait pu approcher le K2. Cette fois, il y a foule.

Au camp de base, le couple Barrard affiche une tranquille ambition. Maurice, qui se rend pour la huitième fois au Pakistan, impressionne ses interlocuteurs par son assurance. Il semble tenir énormément à ce que Liliane soit, avec Wanda Rutkiewitz, une grande alpiniste polonaise qui s'est jointe à leur groupe, la première femme à gravir le K2. Et Liliane projette déjà, après le K2, de gravir en solo le Broad Peak, un 8 000 voisin. Le 18 juin, ils quittent le camp de base à quatre : Maurice, Liliane, Wanda et Michel Parmentier, alpiniste et grand reporter à RTL. Dès le soir du premier jour, Michel remarque que Liliane progresse lentement et semble souffrir. Il s'en ouvre à Maurice et s'inquiète de leur obsession à vouloir arriver au sommet ensemble. A son retour en France, il écrira dans Paris Match : "Les sentiments sont parfois plus lourds à porter que les bardas les plus encombrants. En Himalaya, il ne faut compter sur personne parce qu'on est toujours à la limite de ses possibilités." A mesure que l'ascension avance, l'inquiétude s'épaissit. Le premier jour, ils sont montés à un bon rythme : 800 mètres de dénivelée. Mais le groupe, d'heure en heure, semble ralentir, comme un jouet dont les piles s'épuisent.

Le 22 juin, au cinquième jour d'ascension, ils devraient arriver au sommet. Mais à 8 400 mètres d'altitude, les Barrard, épuisés, décident de bivouaquer, alors qu'ils n'ont plus qu'une tente, et pas de duvet. Une décision incompréhensible pour quiconque est encore lucide : à cette altitude, il n'y a plus de repos, l'organisme s'épuise inexorablement, victime du manque d'oxygène. Le froid, les toxines, la déshydratation, ravagent les corps. Il faudrait boire 5 litres par jour, on met deux heures à obtenir 2 litres de neige mal fondue. Cette nuit-là, Parmentier s'inquiète :

- "Qu'est-ce que tu me fais là, Maurice ? Tu es lent, tu n'es pas OK.

- Ne t'inquiète pas, ça va."

Le 23 juin à midi, enfin, ils sont au sommet. Le temps est splendide, sans vent. "Une visibilité parfaite, écrit Parmentier. Je suis resté comme si j'étais sur la plage à regarder la mer." Il faudrait fuir, replonger vers la terre. Ils hésitent. A la descente, ils s'arrêtent, encore une fois, à 8 400, et restent prostrés dans leur tente vide. "Nous avions mal. Nos muqueuses explosaient. Nous avions les lèvres et la langue fendues." Des alpinistes basques qui descendent du sommet passent à côté de la tente. Liliane dit : "J'entends des vivants." Maurice répond : "Je m'en fous, des vivants."

Le 24 juin, il n'y a plus de gaz. Michel Parmentier, hagard, avale une aspirine sans eau et descend le premier. Derrière lui, trois silhouettes titubent. Le vent s'est levé. Michel parvient au camp 3, puis Wanda, qui dit : "Ils sont derrière, ils arrivent." La tempête est sur le K2, la visibilité est nulle. Ils attendent toute la nuit, au matin, il y a plus d'un mètre de neige sur les tentes.

Le 25 juin, tandis que les survivants descendent vers le camp de base, Michel Parmentier tente de remonter vers ses amis, pataugeant dans la neige jusqu'au ventre. Espoir insensé. Un dernier fil le relie au camp de base, sa radio. Son ami Benoît Chamoux, qui vient de faire un aller-retour au camp 3, l'appelle : "Maintenant, ne pense qu'à une chose : sauver ta peau." Le lendemain, 26 juin, Parmentier quitte sa tente. Pour se sauver, il lui faut accepter l'idée de la mort des Barrard et rejoindre les cordes fixes, qui s'amorcent non loin du camp. Dans le jour blanc, comme "perché sur un toit en pente, en haut d'un gratte-ciel", Michel cherche les cordes, guidé par Benoît, qui a descendu l'itinéraire la veille. Au camp de base, quarante alpinistes font cercle autour de Chamoux, qui appelle tous les quarts d'heure et parle "avec le laconisme d'un contrôl! eur aérien donnant des instructions au pilote d'un appareil en perdition", témoignera Jim Curran (Fascination du K2, Albin Michel). Ni pathos ni désespoir : deux pros qui s'épaulent. A la tombée de la nuit, Chamoux annonce calmement : "Michel a trouvé des traces de pisse dans la neige." Dans sa radio, Parmentier entend le hourra de tout le camp de base.

L'histoire de l'alpinisme dans l'Himalaya ressemble parfois à une vertigineuse répétition. Le 5 juillet, dix jours après avoir sauvé Michel Parmentier, Benoît Chamoux gravit le K2 dans un temps record : 23 heures depuis le camp de base, un sans-faute jamais égalé. Deux ans plus tard, les deux hommes sont ensemble à l'Everest. Après deux nuits à 8 000 mètres, le temps se dégrade, Benoît tente pendant une heure de convaincre Michel de descendre avec lui. Mais Michel Parmentier est prisonnier de l'altitude, fasciné par le sommet. Resté seul, il disparaît dans la tempête. Son corps sera retrouvé quatre ans plus tard. En 1995, Benoît Chamoux achève au Kangchenjunga sa quête des quatorze 8 000. Le jeune sportif du K2 est devenu un chef d'expédition expérimenté, un véritable professionnel, qui ne laisse rien au hasard et a conduit son équipe d'alpinistes, sponsorisés par Bull, sur plusieurs sommets de 8 000 mètres. Cette fois, il est à bout, trop tendu, mal préparé, trop lent. Le 5 octobre, comme hypnotisé, il poursuit vers le sommet à la nuit tombée. Le lendemain, à l'aube, le Suisse Jean Troillet tente de guider sa descente par radio. Benoît est hagard, la radio reste allumée, sa voix s'éteint. Son corps n'a jamais été retrouvé.

Cet été-là au K2, nul ne peut ignorer les méfaits de l'altitude. La mort des Barrard, le premier acte, a été suivie "en direct" par tout le camp de base. D'étranges liens semblent se nouer entre les victimes d'aujourd'hui et celles de demain. Le 16 juillet, Kurt Diemberger, cinquante-quatre ans, une légende de l'alpinisme, voit une silhouette disparaître sur le glacier Negrotto. Quelques instants plus tard, Renato Casarotto, qui redescendait d'une tentative d'ascension solitaire, appelle sa femme, Goretta, à la radio. Il gît au fond d'une crevasse, grièvement blessé. Ses amis se précipitent, il décède dans les bras des sauveteurs, dont Alan Rouse.

Alan Rouse, à trente-quatre ans, est le chef de file de la nouvelle génération des himalayistes anglais, adepte presque "terroriste" du style alpin. Dans les jours qui suivent le retour de Michel Parmentier au camp de base, il parle longuement avec lui de l'importance de passer le moins de temps possible au-dessus de 8 000 mètres. "C'était presque un article de foi, écrira son ami, Jim Curran, une véritable obsession chez Al, qui avait pris conscience des dommages que peut causer à l'organisme un séjour prolongé à cette altitude."

Le 30 juillet, son projet d'ouverture d'une voie nouvelle ayant échoué, Al Rouse part pour l'éperon des Abruzzes. C'est son Canossa. Il s'est résolu à utiliser les camps et les cordes fixes d'une expédition lourde coréenne (le diable !) sur ce qu'il appelait avec mépris "la plus grande pente du monde". Rouse, Diemberger et cinq autres grimpeurs joignent leurs forces pour une tentative de la dernière chance. Ce jour-là, en débutant l'ascension, Kurt Diemberger trouve le corps disloqué de Liliane Barrard.

Le 3 août, tandis que les Coréens parviennent au sommet par un temps parfait, l'hétéroclite groupe des sept décide de se reposer au camp 4, à 8 000 mètres d'altitude. Décision absurde, et lenteur inexplicable. Selon ses prévisions, Al Rouse aurait dû être au sommet la veille. Le lendemain, tandis qu'apparaissent les premiers signes de mauvais temps, ils se mettent en route, aimantés par le sommet. Epuisement, hypoxie, tempête. Tout se répète. Kurt Diemberger parvient au sommet le dernier, juste avant la nuit, avec son amie Julie Tullis, quarante-sept ans. Dès le début de la descente, Julie chute. Un instant, Kurt Diemberger a la vision du corps de Liliane Barrard et se dit : "La même chose est en train de nous arriver." Mais la chute s'arrête. A 8 200 mètres d'altitude, Julie et Kurt creusent un trou dans la neige et bivouaquent. Le lendemain, ils parviennent au camp 4, où les attendent leurs compagnons. Mais, à mesure que le jour avance, la tempête se déchaîne. Ils restent cloués là cinq jours, cinq jours où le jet-stream, descendu sur le K2, souffle à plus de 100 km/h. Julie meurt la première nuit. Il n'y a plus de pétrole, donc plus d'eau. Le matin du 10 août, cinq des survivants, dans un état semi-comateux, trouvent assez d'énergie pour s'extraire de la tente et amorcer la descente. Alan Rouse reste dans son duvet, serrant entre ses cuisses un sac-poubelle plein de neige pour obtenir un peu d'eau. Il délire.

Deux jours plus tard, un spectre arrive au camp de base, l'Autrichien Willi Bauer, incapable d'articuler un mot. Et la nuit suivante, une ombre : Kurt Diemberger. Leurs cinq compagnons sont morts.

Depuis 1985, dix Français ont réussi l'ascension du K2 : Eric Escoffier, Daniel Lacroix, Benoît Chamoux, Maurice et Liliane Barrard, Michel Parmentier, Pierre Béghin, Christophe Profit, Chantal Mauduit et Jean-Christophe Lafaille. A ce jour, seuls deux d'entre eux sont encore vivants, Profit et Lafaille. Tous les autres sont morts en montagne. Le corps de Maurice Barrard a été retrouvé en juillet 1998 au pied du K2, dans une crevasse du glacier Godwin Austen.

Il faut des chiffres pour donner la mesure de la folie qu'engendre cette montagne : entre le 23 juin et le 4 août 1986, 27 alpinistes ont atteint le sommet du K2 (soit davantage en quarante jours que pendant les trois décennies qui suivirent la conquête de 1954) ; 13 personnes sont mortes, dont 10 après avoir réussi le sommet ou s'en être approchées de très près. Dans les cinq années suivantes, cinq autres "summiters" sont morts en montagne. Wanda Rutkiewitz a réussi la première ascension féminine. Elle est morte en 1992 au Kangchenjunga. Cinq femmes ont gravi le K2, toutes sont mortes en montagne. Répétition encore. En 1995, six alpinistes, dont la Britannique Allison Hargreaves, qui venait de réussir la première féminine de l'Everest sans oxygène, ont été cueillis par une violente tempête au-dessus du Goulot de la! bouteille, descendant du sommet du K2. Tous sont morts.

On s'est interrogé sans fin pour expliquer l'hécatombe de 1986. Personne n'y a trouvé ni logique ni morale. On a lu beaucoup de titres martiaux, de pathos. Les Barrard, par exemple : "Ils avaient vaincu le terrible K2"... "Les conquérants sont tombés après leur victoire." Quelle victoire ? On ne vainc pas une montagne, et la montagne ne tue pas. Certains alpinistes gravissent des montagnes, d'autres y meurent. Le K2 sera toujours là dans vingt ou mille ans, invaincu.

Ugur Uluokak, un alpiniste turc doté d'un solide humour, a raconté son deuxième échec dans le magazine pour lequel il travaille. Il avait titré : "K2, Ugur 0".

Charlie Buffet

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