Les Incourtournables

par Jacques PERRET

( Revue Alpes Magazine)

 


Nombreux sont ceux qui ont été marqués par la lecture d'un livre qui a influencé leur destin de montagnard. Ces livres « culte », ces incontournables de la littérature alpine, nous les avons traqués parmi des dizaines de milliers d'ouvrages. Ils se démarquent par leur style, leur contenu, l'intensité des aventures vécues et la passion de leurs auteurs. Plébiscités, édités à de nombreuses reprises en plusieurs langues, la plupart d'entre eux, même les plus anciens, se trouvent encore en librairie.

Cinq siècles de littérature alpestre.

La montagne fait sa première apparition dans un livre imprimé au début du XVIe siècle. Les hommes cultivés sont à la fois savants, écrivains et artistes. et partent à la découverte des Alpes qui sont au cour de l'Europe de la Renaissance. Cet attrait pour les sommets s'estompe avec l'avènement du Grand Siècle, où seules les villes alpestres et leurs grandes entreprises humaines sont célébrées dans des ouvres parfois grandioses, mais qui resteront à l'écart de la haute montagne qualifiée de Monts affreux .

Le Siècle des Lumières remet la montagne à l'honneur. On découvre les fascinants paysages du Mont-Blanc et de la « Mer de glace », et on s'aperçoit, dans le sillage de Jean-Jacques Rousseau, que la montagne peut être un lieu privilégié à l'écart des maux qui rongent la société. C'est la montagne idéalisée, abondamment décrite dans les récits des voyageurs et les ouvres des Romantiques, mais aussi un laboratoire pour les grands savants du temps qui, à l'instar de Saussure, y multiplient les expériences lors d'expéditions mémorables.

Au milieu du XIXe siècle, la montagne permet à l'élite de la bourgeoisie de s'évader des contraintes de la société industrielle : elle est le . C'est l'âge d'or de l'alpinisme, et en quelques années la plupart des grands sommets des Alpes vont être gravis. LTerrain de jeu de l'Europee livre de montagne est alors dominé par le récit de course, dont les Escalades dans les Alpes de Whymper sont l'exemple le plus achevé.

Les ouvrages de fiction se développent à la fin du XIXe siècle, pour culminer cinquante ans plus tard avec Premier de cordée , archétype du roman de montagne. Le XXe siècle voit la production se diversifier, avec la multiplication des topos-guides, des albums illustrés et des ouvrages de rétrospective sur la découverte et l'histoire de la montagne. Le genre du récit de course, toujours présent, est quelque peu renouvelé avec les expéditions aux plus hautes montagnes de la terre.

Malgré une production abondante - plus de cent mille ouvrages de par le monde - les livres de montagne sont restés en marge de la littérature. Si quelques uns sont des best-sellers ( Annapurna premier 8000 et Premier de cordée ont été tirés à plusieurs millions d'exemplaires), tous sont restés à l'écart des grands prix littéraires. Et les « vrais » écrivains qui ont tenté une ouvre sur la montagne n'ont fait qu'effleurer le sujet. La haute montagne, connue des seuls initiés, serait-elle trop distante pour participer à une ouvre littéraire universelle ?

Les premiers livres de montagne.

S'il est difficile de lire dans le texte le Mémoire sur les Alpes de Josias Simler, publié en latin en 1574, cette première description de la chaîne des Alpes est cependant une ouvre essentielle, traduite en français en 1904 par l'alpiniste érudit Coolidge dans son monumental ouvrage Josias Simler et les origines de l'alpinisme .

Il faut attendre près de 200 ans après Simler pour voir la montagne investir la littérature avec La Nouvelle Héloïse de Rousseau, qui paraît en 1761 : cette montagne idyllique est un des fondements du mouvement romantique.

Saussure, à la fin du XVIIIe siècle, est un infatigable explorateur des Alpes : qui n'a pas entendu parler de son ascension du Mont Blanc en 1787 et de son monumental ouvrage Voyages dans les Alpes  ? Il est vrai que Saussure joue sur tous les tableaux : il est à la fois savant, poète et explorateur.

Ramond de Carbonnières est aux Pyrénées ce que Saussure est aux Alpes. Il réussit l'ascension d'un des plus hauts sommets de la chaîne et lui consacre un livre : Mont Perdu est à la fois une ouvre romantique et un monument scientifique.

Le Mont-Blanc devient à la mode, surtout chez les anglais qui sont nombreux à faire son ascension dès le début du XIXe siècle ; leurs relations, richement illustrées, rencontrent un grand succès, comme en témoigne le Récit d'une ascension au sommet du Mont Blanc de John Auldjo. Pour les besoins de la cause, les crevasses sont des gouffres insondables, les séracs menacent à chaque instant de s'écrouler sur les alpinistes et le Mur de la Côte devient une terrifiante pente de glace.

En France, le célèbre Alexandre Dumas va contribuer dans les Impressions de voyage en Suisse , à cette mythologie de la montagne : son interview de Jacques Balmat et le célèbre l'épisode du steak d'ours de Vallorcine n'auraient pas déparé la presse people d'aujourd'hui.

Le terrain de jeu de l'Europe.

Après 1850, les anglais vont gravir la quasi-totalité des sommets des Alpes. Le point d'orgue de cet âge d'or de l'alpinisme est la tragique ascension du Cervin où Whymper perd trois de ses compagnons et son guide Michel Croz. Ses talents de conteur et de dessinateur et le côté dramatique de son aventure font le succès des Escalades dans les Alpes . Son compatriote Leslie Stephen illustre la conception britannique de cet alpinisme de conquête dans Le terrain de jeu de l'Europe  : la plupart des alpinistes ne connaissent que le titre de ce livre ; Ils ont tort.

Le comte Henry Russell, d'origine irlandaise, réalise de nombreuses ascensions dans les Pyrénées ; il passait pour original - il l'était certes, lui qui a installé sa résidence secondaire dans les grottes du Vignemale à près de 3 000 m d'altitude ! - mais ses Souvenirs d'un montagnard sont devenus le livre mythique des pyrénéistes.

A l'aube du XXe siècle, l'art de l'escalade progresse. Mummery, rendu célèbre par l'ascension du Grépon, jette les bases de l'alpinisme sportif dans Mes escalades dans les Alpes et le Caucase , avant de disparaître tragiquement en 1895 au cours d'une audacieuse expédition au Nanga Parbat. Guido Rey, neveu du célèbre alpiniste et ministre des finances italien Quintino Sella, vouera une véritable dévotion au Cervin ; son livre Alpinisme acrobatique illustre parfaitement l'esprit des ascensions de l'époque et compte parmi les plus belles pages de la littérature alpine.

L'alpinisme, sport national

Les années trente sont marquées par un nationalisme exacerbé, qui trouve son apogée dans la compétition autour des grandes faces nord : Cervin, Jorasses et Eiger. A ce jeu là, ce sont les austro-allemands qui sont les plus forts et l'un des vainqueurs de l'Eigerwand, Heckmair, relate cette épopée dans Les trois derniers problèmes des Alpes .

Son compagnon Harrer, fait prisonnier au début de la guerre lors d'une expédition en Himalaya, s'évade et vivra 7 ans d'aventures au Tibet , qui devient rapidement un best-seller et inspirera Hollywood.

A partir des années cinquante s'amorce la conquête des géants de la terre, dans le cadre d'expéditions nationales. Le premier succès sera remporté dans la douleur par la France, et Annapurna 1 er 8000 de Maurice Herzog aura un retentissement immense. Trois ans plus tard, l'Everest sera atteint par le néozélandais Hillary et le sherpa Tenzing : le meilleur récit de cette épopée sera livré par Hillary dans son autobiographie Qui ne risque rien n'a rien . L'extraordinaire ascension finale du Nanga Parbat par Hermann Buhl restera un exploit majeur de l'histoire de l'alpinisme et constitue le plat de résistance de Buhl du Nanga Parbat .

Une approche grand public de la montagne

Avec la parution de Premier de Cordée en 1941, Frison-Roche va immédiatement rencontrer son public. Un style simple, une histoire à la fois naïve et touchante dans le cadre des Aiguilles de Chamonix seront les ingrédients du plus célèbre des romans de montagne.

Dans un genre différent, Samivel mettra en scène la montagne et surtout la neige dans Opéra de pics , qui illustre sans doute le mieux l'immense talent pictural de cet artiste.

Les conquérants de l'inutile

Cette formule à jamais célèbre est le titre du livre de Lionel Terray, qui illustre le renouveau de l'alpinisme dans les années cinquante et soixante ; il est à l'origine de nombre de vocations d'alpinistes. Dans A mes montagnes , Bonatti livre un récit émouvant du drame du pilier du Freney et de son ascension solitaire du regretté pilier sud-ouest du Dru.

342 heures dans les Grandes Jorasses est le captivant récit d'une aventure extraordinaire vécue par Desmaison, qui passa deux semaines dans la face nord et y perdit son compagnon Serge Goussault.

A contrecourant de ces récits dramatiques, Rébuffat met en scène le bonheur d'être en montagne. Le massif du Mont Blanc : les 100 plus belles courses , va inaugurer une belle collection qui facilitera l'accès à la montagne à de nombreux alpinistes.

Et maintenant.

Avec Le 7 e degré , Reinhold Messner invente l'alpinisme moderne, dont il est de longues années le principal témoin. Le récit de l'incroyable aventure de Joe Simpson, La mort suspendue , fera le tour du monde. Enfin, dans Tragédies à l'Everest, John Krakauer relate les dramatiques expéditions commerciales menées à l'Everest en 1996 et nous interpelle sur le devenir de la pratique de la montagne.

 

Ouvrages disponibles en librairie :

ROUSSEAU : La Nouvelle Héloïse , Lgf (poche), 2002
SAUSSURE : Premières ascensions au Mont-Blanc , La Découverte (poche), 2005
RAMOND : Voyages au Mont Perdu , éd. des Pyrénées, 2002
AULDJO : Récit d'une ascension au sommet du Mont Blanc , Guérin, 2001
DUMAS : Voyage en Suisse , éd. Hermann, 2005
WHYMPER : Escalades dans les Alpes , éd. des Pyrénées, 2002
STEPHEN : Le terrain de jeu de l'Europe , Hoëbeke, 2003
RUSSEL : Souvenirs d'un montagnard , éd. des Pyrénées, 1999
MUMMERY : Le roi du rocher, Hoëbeke, 1995
FRISON-ROCHE : Premier de cordée , Arthaud, 1999
SAMIVEL : Opéra de pics , Glénat, 2004
HECKMAIR : Les trois derniers problèmes des Alpes , Arthaud, 1996
HERZOG : Annapurna 1 er 8000 , Arthaud, 2005
HARRER : 7 ans d'aventures au Tibet , J'ai lu (poche), 1998
BUHL : Du Tyrol au Nanga Parbat , Hoëbeke, 1997
TERRAY : Les conquérants de l'inutile , Guérin, 1995
BONATTI : Montagnes d'une vie , Arthaud, 2005
DESMAISON : 342 heures dans les Grandes Jorasses , Hoëbeke, 2006
REBUFFAT : Le massif du Mont-Blanc , Denoël, 2001
HILLARY : Un regard depuis le sommet , Glénat, 1999
SIMPSON : La mort suspendue , Glénat, 2004
KRAKAUER : Tragédie à l'Everest , Presses de la Cité et Guérin, 1998

Ouvrages épuisés :

COOLIDGE  : Josias Simler et les origines de l'alpinisme jusqu'en 1600, Glénat, 1989
REY : Alpinisme acrobatique, Dardel, 1919 & 1929
BONATTI : A mes montages, Arthaud, 1992
MESSNER : Le 7 e degré, Arthaud, 1987
HILLARY : Qui ne risque rien n'a rien, Buchet Chastel, 1994

Voir aussi :

Guide des livres sur la montagne et l'alpinisme (éd. de Belledonne, 1997)
Sites internet  : www.livre-rare-book.com (livres anciens et d'occasion) - www.livres-montagne.com (forum, critiques de livres, bourse d'échanges)
Librairies spécialisées  : Librairie des Alpes (6, rue de Seine, Paris 6 e ) et Librairie des Alpes de Grenoble (1 rue Casimir Périer).

 

Retour à la Page "Critiques"